Le véritable amour connait des virgules, mais jamais de point.

Depuis de nombreuses années maintenant, Sasha avait pris l'habitude de se rendre quotidiennement au Starbucks situé non-loin de la sortie du Brooklyn Bridge. Non-pas parce que les Brew latte excessivement chers lui donnaient ainsi des airs d'étudiante sophistiquée aux revenus agréables, mais simplement par pur sentiment de nostalgie.
Il y avait peu de choses dans la vie de la jeune Tchèque qui faisaient écho à son passé. D'une part parce qu'elle faisait en sorte de ne jamais restée figée dans ce qui ne pouvait être changé, et d'une autre, parce qu'elle détestait se rappeler ce qui avait fait d'elle la femme forte et sûre d'elle qu'elle était aujourd'hui. « Forgée dans les flammes de l'enfer est la lame la plus tranchante qui soit » lui disait souvent son père défunt. Il fallait reconnaitre que les personnes les plus fortes de ce monde étaient bien souvent celles qui avaient traversé et surmonté le pire dans la vie. Sasha n'avait pas cette prétention, mais elle était sûre d'une chose au moins : sa vie sentimentale l'avait rendue imperméable à tout investissement amoureux. Et cette blessure avait beau avoir guéri et cicatrisé, elle resterait néanmoins présente à jamais, enfoui au fond d'elle. Se rendre donc en ce lieu, était sa façon à elle de ne pas oublier car, il fallait le dire, elle ne voulait pas oublier.
Lorsque se fut son tour, Sasha passa commande auprès de la serveuse dont les bras étaient entièrement tatoués. Arborant des plugs d'environ 12 centimètres aux lobes de ses oreilles, elle avait attaché ses cheveux noirs ébène en chignon haut et avait laissé deux mèches pendre de chaque côté de son visage aquilin, démarquées par un bandana rouge noué sur le dessus, à la façon des Pin-Up américaines. Les deux femmes s'échangèrent un sourire sincère et compatissant. « Sasha ! Comment ça va aujourd'hui ? » lui demanda spontanément la barista.
« Oh, comme toujours, la vie suit son cours... Ce sera un Chai Latte Grande sur place s'te plait. » . « Tout de suite ma belle ! », la serveuse se tourna vers son collègue à lunettes - qui donnait l'impression de tout juste débarquer - pour lui annoncer la commande et salua poliment Sasha. Celle-ci alla s'installer sur l'une des chaises hautes faisant face à la grande baie vitrée du café, en attendant sa commande.
Elle tourna la tête sur sa gauche et observa les alentours. Les canapés en similicuir bruns patinés étaient les mêmes que lorsqu'elles venaient ensemble. Un couple d'hétéro s'étaient installés côte à côte, leurs cuisses collées l'un à l'autre et se fixaient amoureusement dans le blanc des yeux. Il y avait quelque chose d'à la fois révulsant tant c'en était exaspérant. Et pourtant, elles aussi s'étaient retrouvées à l'exact même endroit, à se fixer d'une exacte même façon, il y avait quelques années.
À chaque fois que ce genre de souvenirs remontait à la surface, le coeur de Sasha se serrait amèrement. Mais après-tout, c'était pour ça qu'elle continuait à venir ici... Pour ne pas oublier, jamais.
« Un Chai Latte pour Sasha ! » hurla l'apprenti-barista de l'autre côté du comptoir. Subitement réveillée de son douloureux souvenir, Sasha sursauta et se leva promptement pour aller chercher sa commande. Tout en remerciant le jeune garçon, elle s'apprêtait à retourner s'asseoir lorsque, à cet instant précis, elle LA vit.
Elle avait quelques années en plus, mais la maturité sur son visage n'avait fait que l'embellir. Elle portait des cheveux coupés plus courts, en carré. Elle avait visiblement troqué ses éternelles paires de converses pour des chaussures plus "adulte". Comme avant, elle était très peu maquillée et laissait ses yeux faire tout le travail, subjuguant le monde entier en un battement de cils.
Un bruit sourd de tasse qui se brise sur le sol.
Un Chai Latte qui tâche un jean et des chaussures pratiquement neufs.
Sasha, plantée là, dans l'incapacité totale de bouger.
Etait-ce une vision ? Une hallucination ? Peut-être les résidus d'un joint fumé la veille au soir ? Le destin avait-il choisit d'offrir une seconde chance à un amour perdu ?
Ce qui était certain, c'était qu'aucune d'entre elles ne sortiraient indemne de ce come-back foudroyant.

Prenez un lieu incontournable de votre adolescence, remplacez l'odeur de nostalgie par des embruns d'évidence, mélangez le surplus de mémoire incandescente, et si le tout se dilue à la perfection vous tomberez nez à nez avec votre destinée ou votre karma selon que vous avez fait les choix les plus conformes à votre réalité ou plutôt ceux de la facilité à n'espérer qu'une vie remplie de simplicité et sans difficultés notables à surmonter.

Matthew, le fiancé d'Allison, avait donné rendez-vous à sa chère et tendre dans ce Starbucks où elle n'avait plus mis les pieds depuis des années. Le lieu avait pourtant été le théâtre de nombreuses après-midis de détente, à l'époque du lycée, avec sa copine pour la native de La Havane. La séparation avait impliqué beaucoup de décisions. Celle d'arrêter de fréquenter cet endroit avait fini par résulter de ce choix ; Allison avait jugé trop difficile au début de s'y rendre puisqu'elle repensait à chaque fois à Sasha et à leurs courts moments ensemble sur l'une de ces tables qui dans la disposition avaient quelque peu changé mais pas l'idée qu'on pouvait encore s'y faire. Le temps oeuvra à ce qu'elle enfuisse le Starbucks, le condamne inconsciemment et n'y passe que par deux fois en l'espace d'un oubli dont l'altération ne pouvait pas effacer la même fréquence sur une période plus hebdomadaire avec celle qui avait été rangée avec les chaises et le décor dans un coin bien caché de sa mémoire. Si la première fois il y a presque quatre ans de cela avait été décidée par Allison elle-même, cherchant à chasser un espèce de démon intérieur qui l'empêchait de s'y aventurer à nouveau, cette seconde fois paraissait plus simple dans l'exercice.

Trop confiante des vertus du temps sur la réparation des aléas de la vie, revenir l'espace de retrouvailles avec son chéri qui est de retour d'une affaire dans le Kansas n'apparaissait plus trop comme une épreuve. Certains proverbes pourtant disent que c'est quand on s'y attend le moins que les choses se réalisent. Allison n'avait pas reconnu Sasha au premier coup d'oeil. Occupée à récupérer sa boisson prête, son dos et sa coiffure n'avait pas éveillé le moindre soupçon chez Allison qui fut alors démasquée lorsqu'elle s'approcha du comptoir, à quelques mètres à peine de Sasha. A l'évidence aucune des deux ne s'était préparée à ce qui ressemblerait étrangement à une coïncidence s'il n'y avait pas eu ce passif entre elles. Comme un signe de la providence, fallait-elles qu'elles s'y recroisent un jour ? Sûrement. Allison n'était pas du genre à croire au destin mais plus volontiers à la fatalité des choses et à la provocation des conséquences. Sasha n'était quant à elle pas du genre à croire ce qu'elle voyait ni à avoir les capacités de tenir sa tasse d'une main assez ferme. Une seconde de faiblesse et la moitié des clients se tournèrent en sa direction, le fracas de vaisselle attira l'attention de presque tout le monde. Même et surtout d'Allison, la nuque électrisée par un voltage de tourment.

Le monde cessa de tourner, le Starbucks n'existait plus tandis qu'elle réceptionna l'information. Sasha conservait ses habitudes ici ? Depuis longtemps ? L'aurait-elle ratée de peu il y a quatre ans ? Que devenait-elle ? Etait-elle heureuse ? Avait-elle .. quelqu'un dans sa vie ? Des vagues et des rouleaux de questions fusèrent dans la tête d'Allison. Par un réflexe humain de grande soeur/maman poule, sa précipitation vers Sasha pour se soucier d'elle se heurta à la lourde sensibilité de combler ces quelques pas entre elles. On aurait dit que quelqu'un dirigeait les mouvements d'Allison en appuyant alternativement sur pause puis avance accélérée. « Tu n'as rien ? » s'enquit-elle, les salutations reportées à plus tard. Elle examina le résultat de la maladresse de son ancienne amie devenue bien plus qu'une amie avant d'être renvoyée au néant de son répertoire. La glotte d'Allison se referma très fort ; prononcer une phrase lui arrachait la gorge alors qu'elle amassait plusieurs serviettes près du terminal de paiement par carte bancaire.

Allison plia l'objet et ses genoux pour venir tamponner en double épaisseur les parties de vêtements mouillés par les éclaboussures. Elle prit le soin d'opérer avec délicatesse, s'imaginant devant sa petite soeur Mila plus jeune qui aurait fait une bêtise d'enfant. Avec moins de ménagement lorsqu'elle réalisait qui elle essuyait réellement. Ses yeux ne s'étaient pas encore levé, le meilleur moyen afin d'éviter la confrontation et tout ce qui pourraient en découler. « Dis moi, t'en as renversé combien des boissons comme cela, en dix ans ? » Allison sermonnait à demi-mot Sasha, avec toute la légèreté qu'elle tentait de mettre pour ni paraître brusque ni tremblante à l'idée de se revoir une décennie en arrière au même endroit. Une scène à l'identique lui revint à l'esprit, dans laquelle Sasha avait eu le malheur de mal refermer le couvercle de sa boisson et de s'être aspergé toute seule d'un de ces latte aussitôt qu'elle le porta à ses lèvres. Un frappuccino en été si les souvenirs ne défaillaient pas. Allison se repassait le film de plusieurs moments avec son amour d'enfance, étonnée d'en reconnaître encore l'intégralité et non pas de petits fragments par-ci par-là.

L'heure n'était jamais clairement affichée dans les Starbucks ; il fallait bien la chercher pour la trouver. Peut-être que Matthew serait là dans une poignée de minutes ou peut-être aurait-il du retard. La nervosité commençait à monter d'un cran chez Allison pourtant d'habitude sereine et exemple de patience. Elle s'interrogeait sur le pourquoi de son acceptation des retrouvailles dans ce lieu si symbolique. Pensait-elle qu'elle aurait du refuser et proposer un autre endroit ? Matthew prenait tellement peu de décision pour eux-deux que quand il arrivait à en soumettre une, Allison acceptait souvent si ce n'était toujours.

La scène semblait se dérouler au ralenti. Pourtant, tout s'était produit excessivement vite. Un regard, une tasse se brisant sur le sol, le liquide du contenant aspergeant les environs. Et puis, une attention, un geste, un mot, de la personne qu'elle avait tant redouté de revoir. Quelque part, au fond d'elle, Sasha n'espérait plus avoir à se confronter à une telle vague déferlante de sentiments. Incapable de parler ou même de bouger, elle l'observa, sans la quitter une seconde des yeux, bouche-bée. Comme figée par le temps qui les avait séparées, sa voix s'était étouffée, la rendant incapable de répondre aux questions teintées de bienveillance que lui adressait Allison. Au bout d'un moment, elle se rendit à l'évidence. Tout ceci était bien réel. Cette vision n'était pas une hallucination et était véritablement entrain de se dérouler sous ses yeux, en direct. « Tu... Que... Qu'est-ce que tu fais ici ? ... Je veux dire, est-ce que tu viens souvent ici ? ». Sasha n'avait en aucun cas délibérément ignoré les questions de son interlocutrice, elle était simplement trop submerger pour parler d'elle en un tel moment. Un tas de questions fusaient à travers son esprit. Qu'était-elle devenue ? Pourquoi maintenant ? Comment pouvait-elle réagir avec tant de légèreté et d'aisance, alors qu'elle-même se voyait incapable de ne pas bégayer et sentait ses mains trembler. Elle aurait aimer pouvoir lire dans ses pensées. Savoir si elle était la seule et ne pas réussir à gérer ce surplus d'émotions et de ressentiments. En réalité, la jeune Tchèque était même incapable d'identifier la nature de ce qu'elle ressentait à l'instant. De la joie ? de la mélancolie ? de la rancoeur ? de... l'amour ?
Il faut dire que Sasha avait pris soin de se reconstruire, brique par brique, morceau par morceau depuis ces dix dernières années. Mais il aura fallu qu'une tasse se brise pour provoquer un séisme dans ce mur à peine bétonné. Comment un seul individu avait-il le pouvoir de déclencher tant de doutes ? Comment Allison pouvait-elle encore réduire Sasha à néant ? Pourquoi aujourd'hui, dix ans après ?
Comme un gros coup du destin, tout ceci paraissait trop chronométré pour s'apparenter à une simple coïncidence. C'était une évidence. Toutes deux le savait.
Après quelques clignements de paupières frénétiques - comme pour se replacer dans la réalité de l'instant - Sasha se saisit de cette opportunité qui ne se représenterait certainement plus jamais dans sa vie.
« Je ne t'avais jamais... revue....ici. Je me sens bête d'avoir lâché ma tasse. À vrai dire, ça fait un bon bout de temps... non ? »

Message:

Si revoir son amour de lycée rendait son apparition dans ce lieu plus ardue à expliquer, elle remarqua que Sasha peinait autant si ce n'était davantage. Allison se croyait être devenue fantôme pour celle qui ne l'attendait plus là elles en eurent passé des heures à se côtoyer. A se marrer. A refaire le monde. A laisser leurs yeux se croiser puis doucement prétendre pouvoir permettre à leurs mains de danser ensemble dans un lieu public pareil. Deux adolescentes qui s'étaient forgé une assurance désormais brisée. Le blocage psychologique chez Allison, les mains devenues tremblantes chez Sasha de les revoir au même endroit au même moment. « Pas vraiment. Ca fait une éternité que je ne suis plus venue, je ne me rappelle même pas la dernière fois. Mais presque rien n'a changé, je vois. » Les yeux parcourent de nouveau le décor avant de se reposer sur son amie, pour autant qu'elle puisse encore définir Sasha ainsi depuis leur séparation qui a duré des années jusqu'à les réunir en cet endroit assez symbolique. Au delà des apparences, elle trouve que Sasha est probablement celle qui a le plus changé pour gagner ... en beauté, pour résumer ce qui serait de toute évidence trop long à expliquer entre comment elle était constituée à la sortie de son enfance et désormais à un âge adulte. Pourtant, la plus jeune possédait déjà un charme fou à l'époque. Elle a tout simplement réussi à s'embellir encore davantage, à croire qu'elle a suivi des tutoriels et lu tous les livres imaginables qui auraient pu la mener à mettre en valeur tous les avantages que la nature lui a donnés depuis sa naissance. « Six ans, sept ans. Peut-être huit », fait-elle mine de réfléchir alors qu'au fond d'elle la réponse se veut plus précise que cela. Elle tente de sourire, Allison, mais si elle y parvient ce n'en est pas aussi facile que l'impression qu'elle donne permet de le penser. « Y a rien de dramatique de casser de la vaisselle. Ca arrive à tout le monde », essaie-t-elle de rassurer celle qui se morfond de sa maladresse. « J'attends quelqu'un... » Tout pourrait être clair si les mots sortaient nets de sa bouche, mais affirmer que l'homme qui va la rejoindre n'est autre que son fiancé lui demande de creuser à s'arracher les entrailles. Rien de cette précision ne sort, à l'inverse du timing qu' « il devrait arriver d'une minute à l'autre. » Allison souhaiterait le dire, en discuter avec Sasha. Paradoxale, elle change immédiatement de sujet et pointe la boisson gaspillée au sol. « C'était un Chaï ? », questionne Allison qui se tourne à reculons vers le comptoir pour interpeller le caissier.

465 mots @Sasha N. Pierce

Sasha ne pouvait s'empêcher de dévisager Allison. Non pas d'une façon qui aurait pu être mal perçue, mais plutôt à l'image d'une personne âgée qui chercherait à se rappeler ses jeunes années perdues, mais à jamais gravées quelque part dans sa mémoire. Elle avait du mal à réaliser que dix longues années venaient de s'écouler depuis leur dernière rencontre. En un instant c'était comme si leur séparation avait datée d'hier. Comme si rien n'avait changé. Il y avait quelque chose d'effrayant là-dedans, parce que ça signifiait que les sentiments étaient toujours bel et bien présents, qu'ils n'étaient jamais réellement partis. Sasha n'aurait pu détacher son regard d'Allison sous aucun prétexte. Un catastrophe naturelle ou une fusillade aurait pu s'abattre sur le Starbucks, qu'elle n'aurait toujours pas détourné ses yeux. Etait-ce la lumière particulièrement blanche et immaculée du café qui donnait à la jeune femme un air si angélique ? Etait-ce la vision idéalisée que s'en faisait Sasha, comme si elle avait conservé dans du cristal le souvenir du visage d'Alli, qui la rendait si belle ? Tout était biaisé et les souvenirs se mélangeant au présent venaient altérer la réalité qui se déroulait pourtant dans une situation d'une banalité déconcertante.
« Rien ne change vraiment... tu ne crois pas ? », rétorqua la Tchèque à son ancien amour retrouvé, comme pour lui faire comprendre ce qu'elle ressentait en cet instant précis. Elle aurait tant voulu se jeter à son cou, mais les regards des clients étaient encore braqués sur elles et puis, après dix ans, comment s'assurer que la personne qui nous a laissée est toujours la même ?
« ça fait dix ans cette année Alli... Je suis sûre que tu t'en souviens comme moi. Je me trompe ? ». Sasha avait besoin d'être rassurée. Elle ne pouvait pas être la seule à ressentir les vibrations qui flottaient dans l'air. Elle ne pouvait définitivement pas être la seule à prendre cette rencontre comme une manifestation du destin. Elle avait besoin de se prouver qu'elle n'avait pas été la seule des deux à remuer des souvenirs enfouis, dans un espoir malsain, pendant tout ce temps. « Tu as raison, c'est juste qu'il m'arrive rarement d'avoir ce genre de faiblesse. Tu sais, je bosse comme barmaid maintenant, à côté des études. Je suis plutôt du genre agile d'habitude. ». Elle voulait désamorcer la situation, surtout pour elle-même. Un peu d'humour ne faisait jamais de mal.
Rapidement, la voix d'Allison prit un ton dramatique, donnant presque l'impression d'être déçue. Elle annonça la venue de quelqu'un. Elle était venue dans ce lieu pour voir quelqu'un. Sasha ne pu s'empêcher de ressentir un pincement au coeur. Auparavant c'étaient elles qui partageaient des moments de complicité dans cet endroit. C'était leur quartier général à elles. Avec qui pouvait-elle bien tenter d'écraser ces souvenirs meurtris ? Mais Sasha remballa rapidement ce ressentiment pour se focaliser sur ce qu'il lui restait à faire : la laisser vivre ! Quel droit avait-elle sur Allison après autant de temps sans même avoir eu des nouvelles de sa part ? Sasha avait bien conscience qu'il aurait été naïf de croire qu'en dix ans, Allison serait restée célibataire, à attendre patiemment une journée comme celle-ci, où les deux jeunes femmes seraient emmenées à se recroiser fortuitement. Mais n'était-ce pas ce qu'elle-même avait fait ? Au final, ne s'était-elle pas interdit d'aimer et d'être aimée justement pour un moment comme celui-ci ? Sasha détourna enfin le regard, suite à cette pensée. Elle s'en voulait d'avoir pu espérer durant une décennie qu'Allison lui reviendrait. Il fallait se rendre à l'évidence qu'il n'y avait que dans les films et les romans que ce genre de choses arrivaient.
« Oh... Dans ce cas je ne vais pas te retenir plus longtemps. Et oui, c'était bien un Chaï. ». Tout en esquissant un sourire, Sasha laissa le soin à Allison d'interpeller un employer pour l'informer de l'incident de la tasse brisée. C'était déjà comme ça à l'époque, Allison s'occupait de Sasha, elle la prenait sous son aile. C'était d'ailleurs la seule et unique personne par laquelle Sasha acceptait d'être prise en charge. Allison avait été la dernière personne à prendre soin d'elle.
Mettant ses mains dans les poches avant de son jean, Sasha pencha la tête et se résigna à saluer sa comparse. « Bon... Il est temps d'y aller ! C'était sans-doute le signe que je ne devais pas boire de Chaï aujourd'hui ! » elle se mit a rire jaune. « ça m'a fait plaisir de te voir Alli... Ton sourire m'avait manqué. ». Sur ces paroles très volatiles, Sasha détourna son regard et s'empressa de se diriger vers la sortie, ne réclamant même pas un nouveau breuvage en guise de remplacement du précédent. Ce fut une fois arrivée devant les portes vitrées qu'elle se rendit compte qu'elle ne pouvait pas tourner les talons aussi facilement. Si c'était un coup du destin, il fallait forcément en saisir l'opportunité ! Elle se retourna, faisant virevolter ses cheveux. Allison la regardait toujours. Sortant ses mains de ses poches, elle s'approcha d'elle d'un pas décidé. « Est-ce que tu accepterais que l'on se revoit un de ces jours ? Je peux te demander ton numéro ? J'imagine que tu as du le changer depuis... ».

Vouloir obtenir la confirmation qu'il s'agissait bien de la boisson préférée de leur adolescence était autant un moyen de pouvoir se dérober du regard de Sasha que la certitude d'Allison sur la reconnaissance des effluves chaudement vaporeuses renversées sur le sol. Avec les années qui ont défilé, elle présumait que cette page serait tournée, mais bien vite l'évidence se présentait que rien de ces retrouvailles n'était exactement comme elle aurait pu s'y attendre. Elle n'imaginait rien de particulier, depuis longtemps elle n'aspirait plus à tomber face à face avec celle qui lui rappellerait avec autant d'aisance ce qu'elles avaient constitué ensemble. Les propos de la brune n'ont rien de nostalgique ; ils sont bien au-delà de cette conception. Dix ans vraiment ? Allison se retient un instant de recompter comme elle l'a fait pendant vingt-quatre, trente-six mois. La blonde plonge son regard dans le néant du comptoir après avoir recommandé un Chaï Latte pour celle qui faisait son monde à l'époque du lycée et de l'insouciance. Une insouciance qu'elle s'est refusée de poursuivre pour entrer dans un moule ; à laquelle elle s'est outrageusement convaincue ne pas en être compatible. « Au contraire, beaucoup de choses changent dans la vie. Pas toutes, mais la plupart évoluent. » La blonde est sèche comme elle l'a rarement été au point de ne pas se reconnaître et de ravaler son absence de fierté qui l'irrite. Elle remarque aussitôt au visage de la tchèque qu'elle devient pour ainsi dire blessante, et se repens de son attitude. Mais la plus jeune semble enfoncer le clou toujours un peu plus profond dans les souvenirs, dans sa mémoire et dans ce passé qu'Allison a réussi après de très longs efforts à refouler et enfermer à double tour quelque part. Rien n'était censé venir rouvrir ce coffre cadenassé qui renferme une histoire d'un ancien temps. « Dix ans... », répète machinalement l'aînée. Sûrement si elle le dit c'est que ça doit approximativement être correct.  « Je n'ai pas oublié, Chaton. » Le petit nom part, rien ne l'arrête ni ne l'abîme, pas même la décennie d'oubli volontaire. Un soupir s'extrait des lèvres d'Allison devant cet acte de comédie tragique. Devenue curieuse par ce qu'est devenue son ancienne amie, elle ne peut qu'assumer avoir écorché d'amertume son amour-propre. Le mal est fait, Sasha prend la direction de la sortie pour laisser Allison avec une tonne de questions qui ne trouveront toujours pas leurs réponses ni un sens quand elle se les ressassera d'ici plusieurs jours. Elle veut la renseigner qu'elle ne la retient en rien et que partir de cette manière serait loin d'un adieu idéal. Mais si Allison a toujours été celle qui s'occupait d'elles-deux, Sasha a toujours eu un caractère plus déterminé et des affirmations indéboulonnables peu importe le sujet. L'âge lui a forgé cette compétence qui peut prendre très facilement le dessus sur les agissements d'Allison malgré l'écart censé en sa faveur. La plus forte des deux, quand on creuse, est incontestablement l'européenne pour avoir surmonté cette rupture que Allisson aurait bien plus mal encaissé à sa place si les rôles avaient été inversés. Les mots manquent à la plus faible qui, bouche ouverte, ne trouve rien à redire au départ cette fois-ci motivé par son amour d'enfance. Un juste retour de flamme, la roue qui tourne, le karma qu'elle a provoqué il y a donc dix ans en arrière. Le commentaire sur son sourire lui meurtrit son for intérieur à lui demander l'effort de retenir ses émotions de la submerger. Le Chaï qu'elle a redemandé pour son ex prêt lui est annoncé par l'un des employés du Starbucks qui ne s'est heureusement pas montré des plus curieux à leur discussion. Allison n'attend de personne que ses prières soient entendues, mais le destin se module de manière étonnante : Sasha s'arrête la main sur la poignée de la porte puis se ravise et reviens. Elle qui trouvait ne pas avoir eu assez du sourire d'Allison va en profiter pour encore un petit moment « Bien sûr ! » se réjouit la blonde à la demande de la belle brune, en tendant la main pour réclamer un téléphone portable dans lequel inscrire son numéro qui a changé en 2013. « Obligée de changer quand je suis revenue d'Amérique Centrale. Mon ancien mobile est quelque part dans l'Atlantique, au large d'un archipel. » Elle rend son bien à Sasha et se sent soulagée qu'elles en arrivent là plutôt que de se quitter de nouveau définitivement. N'ayant d'oreilles que pour cette jeune femme revenue prendre une petite place dans sa vie, Allison n'a pas entendu le carillon annoncer la venue de son fiancé dans le café. Il s'approche des filles et saisit sa chérie dans ses bras pour la cajoler et l'embrasser au coin des lèvres. Un simple bonjour intrigué est envoyé en direction de Sasha tandis qu'il s'inquiète d'Allison soudainement tétanisée à son emprise devant les yeux de son ex. La voix terriblement tremblante tente de s'affirmer autant que les actions de Sasha dont elle décline l'identité, « ... une magnifique fille du lycée. » Persuadée que son fiancé irait dans son sens sur la description qu'elle a fait de Sasha, Allison tend le gobelet de Chaï à celle qui avait gaspillé sa commande. Ses yeux ne la quittent plus depuis qu'elle est lovée dans les bras de cet homme, son futur mari, et elle essaient de lui exprimer toutes les excuses du monde à travers un regard désolé. Quand elle récupère son téléphone des mains de Sasha, elle lui écrit instantanément un texto : Je ferai de mon mieux pour ne pas le perdre celui-là xx Je suis navrée des circonstances je me rattraperai promis. Rangeant l'appareil dans la poche de ses jeans, Allison porte son attention sur son homme qu'elle a certes vu plus de fois que Sasha ces dernières années mais qui revient d'un déplacement de deux semaines au Canada. Elle secoue une dernière fois la tête en direction de Sasha, et une larme peine à rester camouflée dans son oeil gauche alors qu'à l'évidence le moment n'est plus exclusif entre les deux femmes.

1 081 mots @Sasha N. Pierce  

Heureuse d'être revenue sur ses pas, la Tchèque s'affiche tout sourire lorsqu'Allison accepte avec entrain de lui transmettre son numéro. Comme une promesse pour l'avenir, Sasha s'imagine déjà rattraper le temps perdu. Finalement, ces dix années de perdu leur offriront une possibilité infinie de moments à partager ensemble. Son âme revit, son coeur se réanime enfin, c'était comme si elle ressortait enfin d'un coma dans lequel elle aurait été plongée durant tout ce temps. « L'Amérique Centrale ? Il va falloir que tu me racontes ça. Je n'ose pas imaginer tout ce que tu as dû vivre pendant cette décennie ! ». Sasha s'exprimait presque sur un ton humoristique, tant la situation paraissait inespérée et que le terme de "décennie" leur donnait un énorme coup de vieux. Mais elle s'apprêtait à vite déchanté, lorsque la scène à laquelle elle ne s'attendait absolument pas vint se dérouler, en slow-motion, sous ses yeux ébahis de stupeur. Un homme - visiblement plus âgé de quelques années - bien bâtit, fit irruption dans le Starbucks, s'approchant d'Allison et déposa un doux baiser à la commissure des lèvres de cette dernière.
Allison était en couple... Avec un homme.... Et leur relation semblait daté à en jugé par cette proximité naturelle et parfaitement fluide qui les animaient. Du moins, qui l'animait lui.
Ne pouvant dire un mot, Sasha fixait pratiquement bouche-bée l'homme en question. En une fraction de seconde, ses espoirs, ses promesses d'avenir venaient de s'effriter. Comment avait-elle pu penser un seul instant qu'une femme telle qu'Allison serait célibataire, dix ans plus tard ? Comment avait-elle pu croire qu'elle ne l'avait pas remplacée ?
Comme un poignard en plein coeur, une boule à l'estomac nouait sa gorge, la rendant incapable de même se présenter à ce nouvel individu qui avait, lui, le droit de poser ses mains d'une façon intime sur sa bien-aimée à elle. Cette malencontreuse apparition vint rappeler à Sasha les motifs de leur rupture douloureuse, dix ans plus tôt. Elle se souvint à quel point Allison s'était toujours efforcée de refouler son amour pour une personne de même sexe. Elle se rappela que leur relation n'avait été qu'un évasion de courte durée pour cette sirène aux yeux d'azure. Au final, l'amour qu'Allison portait à Sasha n'avait été que combat, envers sa famille et envers elle-même. C'était pour cette raison qu'elle avait fini par tout arrêter, laissant Sasha face à une injustice qu'elle ne digérerait jamais vraiment.
Malgré les mots gentils employé par Alli pour présenter la brune à son compagnon, Sasha s'adressa, sans même le vouloir, d'une façon glaciale à celui-ci. Lui tendant une main ferme, elle renonça à sa chaleur habituelle pour un simple « Bonjour, je suis Sasha. ». Il fallait reconnaitre qu'elle n'était ni "ravie", ni "enchantée" de faire sa connaissance, alors pourquoi en faire des caisses ? Allison était bien trop importante et ces retrouvailles bien trop extraordinaires pour jouer à une fausse politesse.
« Bon... Je vais vous laisser, j'ai des courses à faire ! Alli... C'était un plaisir de te revoir... Je suis heureuse de voir à quel point tu te portes bien. C'est tout ce que je pouvais te souhaiter. ». Evidemment, cette phrase était bourrée de sous-entendus. Mais Sasha était surtout persuadée qu'il n'y aurait désormais aucune suite et qu'elle recevrait tout au plus un message d'Alli lui expliquant à quel point elle est heureuse et épanouie auprès de celui qu'elle aime.
Sur le départ, elle aperçu furtivement l'humidité qui se dégageait des yeux de son ancienne amoureuse. Ne voulant afficher ses propres émotions, Sasha tourna rapidement les talons et attendit d'être sortie du Café pour inspirer profondément et laisser les larmes couler sur ses joues. Sur le chemin du retour, son esprit était resté bloqué sur cet événement hors du temps qui s'était produit aujourd'hui. Elle mit du temps avant de pouvoir redescendre de ses émotions et, seulement une fois installée dans son canapé à son domicile, s'empara de son téléphone portable, prête à appeler sa meilleure amie pour tout lui raconter. C'est à cet instant qu'elle vit le message envoyé plutôt par Allison.
Telles les montagnes russes, elle était à peine remise, que ce message fit à nouveau virevolter son coeur. Les pouces rivés sur l'écran tactile de son smartphone, son rythme cardiaque s'accélérait alors qu'elle tapait une réponse dont elle espérait ne pas être le point final. Elle ne comptait pas en rester là. Elle avait besoin de réponses et elle ne tournerait pas autour du pot.
Je ne pensais pas que tu m'écrirais, encore moins aussi vite et pour me proposer de te rattraper... ça m'a fait un choc de te voir, surtout avec ce mec... C'est qui exactement pour toi ? En tout cas, j'espère te revoir vite, très vite...

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