wish i didn't miss you (romeo)

Retour à la réalité. New York et les premières heures du matin. Le froid de Décembre qui remonte la fumée des grilles de métro. Paysage connu par cœur. Alors que la ville s’éveille, Eirinn presse le pas. Emmitouflée dans son manteau, elle est impatiente. Aujourd’hui, elle reprend le service du matin. Son service, après trois semaines de reprise en après-midi. Elle se sait chanceuse : ses années de bons et loyaux services lui ont permis de retrouver son poste presque comme avant à son retour. L’après est encore très flou. Pour chasser la pensée, l’irlandaise presse le pas. L’avant. L’après. Peu importe. Aujourd’hui c’est la reprise. La première étape dans sa reprise en main. Il faut laisser l’Irlande loin derrière et redevenir une newyorkaise. (…) Le rush du matin se termine doucement. Les automatismes sont revenus. Client, commande, sourire. Comme un poisson dans l’eau, ou presque. Reprendre ses marques, café après café. Inlassablement, commande après commande. C’est comme redevenir soit après une longue léthargie. Servir du café n’a jamais été son rêve, mais c’est une ambition bien salutaire que de participer à la journée de tous ces clients qui défilent. Elle reconnait quelques habitués. D’autres visages lui échappent, certains sont simplement nouveaux, anonymes. Des newyorkais, des visiteurs, des voyageurs, des étrangers, joyeux melting-pot qu’elle apprécie tant à New York.  Revenir ici c’est comme revenir à la maison. Ou presque. L’air de rien, elle surveille l’horloge d’un coin de l’œil. C’est idiot d’espérer le croiser ici. Lorsqu’il l’a mise dehors, il a simplement arrêté de venir. Pourquoi aurait-il repris son habitude de venir ici ? La réponse arrive bien vite alors qu’elle a repris le fil de son service. C’est la fin de la période de rush. Quelques clients trainent, des étrangers hésitent sur la commande. Frissons dans la colonne, les doigts qui se replient. Les habitudes ont la vie dure. Romeo ne fait pas exception à la règle. C’est comme un électrochoc que de le voir là. Comme la première fois. Comme toutes les fois suivantes. Elle est la première à reprendre ses esprits. « Un double avec deux sucres ? » Et une pâtisserie avec ça ? C’est stupide les réflexes. Surtout quand on ne sait même plus vraiment quoi dire.

@Romeo Van Lear

Voilà quelques semaines qu’il a retrouvé cette habitude, mais pas tout à fait la même. La première fois, il était venu dans l’espoir d’au moins l’apercevoir, de loin, depuis la rue, peut-être même d’oser lui parler, parce que c’est ce que tous ses proches lui disaient de faire. La deuxième fois, il était entré, surpris de ne toujours pas la voir. Et il avait appris qu’elle ne travaillait plus là, par la serveuse qui l’avait remplacée. Peut-être qu’il l’aurait su, s’il ne supprimait pas ses messages sans les écouter. Mais, même si ce n’était pas ce qu’il avait prévu initialement, Romeo avait repris cette habitude de s’arrêter au Starbucks sur son chemin vers le restaurant. Cette habitude qu’il avait eue pendant presque deux ans, avant d’arrêter brusquement en août dernier. Au début, un simple arrêt, puis une rencontre qu’il attendait avec impatience et, enfin, un baiser volé avant d’aller travailler. Le retour en arrière a été radical et maintenant, il lève à peine les yeux de son téléphone quand il pousse la porte, qui émet une petite sonnerie, puis vient se placer dans la file d’attente pour commander son café. Rien d’autre à faire, rien d’autre à regarder. Alors il prévoit sa journée, analyse la carte d’autres restaurants de New York, voit ce que ses concurrents propose pour s’adapter, ou pour innover encore plus. Même si, pour tout ça, il sera plus efficace après avoir récupéré son café. Il avance quand il voit les jambes devant lui avancer, continue de pianoter sur son téléphone pour envoyer quelques messages cette fois. Un à Victoria, pour lui répondre concernant le weekend prochain. L’autre à son second pour lui faire part d’une idée de plat pour cette semaine. Et finalement, il ne se rend compte que c’est son tour au guichet que quand il entend une voix familière. Lui dire quelque chose de familier aussi. Il relève la tête doucement, comme s’il avait peur de ce qu’il va découvrir. Ou comme si elle risquait de s’évanouir dans la nature s’il allait trop vite. Mais elle est bien là. Et elle ne semble même pas différente. Comme si rien n’avait changé. « Euh… oui. » Désarçonné, il s’avance quand même d’un pas, sans être capable de la quitter du regard. Pendant quelques secondes peut-être, jusqu’à reprendre ses esprits et secouer un peu la tête. « Je croyais que tu ne travaillais plus ici. »

La routine. Les choses simples. Exposé à un traumatisme, le cerveau produit une réponse automatique. Une partie de la réponse est physique : afflux de sang à certains organes. La seconde est plus complexe. Faire face ou fuir. Quelques millisecondes, pour se protéger des dommages. Choisir d’affronter le danger ou s’enfuir sans regarder en arrière. C’est presque étrange comme les gens sont programmés pour réagir d’une façon particulière. Faire face. C’est ce qu’on lui a toujours appris, à Eirinn. Ne pas abandonner. Pourtant, devant lui, elle se raccroche au peu qu’elle sait. Une réponse simple, presque automatique : sa routine. Une commande de café qu’elle connait par cœur : la sienne. Une commande qu’il a passé des centaines de fois. Qu’elle a attendu des centaines de fois. Comme une porte ouverte sur leur passé commun. Combien de fois avait-elle seulement espérer pouvoir le revoir ? Elle savait que cela finirait par arriver – devant un avocat pour signer les papiers du divorce. Mais elle avait rêvé à d’autres circonstances. Surement pas celles-ci, elle le confesserait sans mal. Une petite voix dans sa tête souligna que ces circonstances, même inattendues, restaient plus confortables qu’un bureau d’avocat. Touché. Se raccrocher aux petites choses. A la routine. Les doigts pianotent sur la caisse, offrant une distraction bienvenue. « 2$88 s’il te plait. » Attraper un gobelet, inscrire les infos. Respirer. Fuir son regard, autant que possible. Peine perdue. Son mari est comme un aimant qui la ramène à lui. Alors elle détaille son visage, chacun de ses traits. Le manque de lui transperce son cœur. Comme à chaque fois qu’elle y repense. « J’ai repris ce matin… » Hausse les épaules avec une moue contrite, comme pour s’excuser de lui imposer ça. « Je croyais que tu ne venais plus ici. » Réplique-t-elle toutefois. C’est lui qui avait abandonné leur routine, après tout. Elle est perplexe, l’irlandaise. Inquiète de ce qu’elle peut dire. De ce qu’elle ne peut dire. Il pourrait s’envoler, ne jamais revenir. Se remettre à ignorer ses appels, certainement. Et ses textos qu’il ne lit visiblement jamais. Eirinn n’a jamais cessé de lui écrire, jamais vraiment cessé d’y croire finalement. Confrontée à la réalité, les choses lui semblent un peu plus compliquées. « Tu as l’air… en forme. » Il a surtout l’air d’aller bien. C’est surement ce qui lui ferait le plus mal.

Si elle avait été là, dans le café, le premier jour où il y était revenu, il aurait été préparé. Pas prêt, non plus, mais au moins préparé. Aujourd’hui, il est forcément surpris de la trouver ici. Il ne pensait pas que ça pouvait encore arriver et, même s’il avait forcément une pensée pour elle à chaque fois qu’une autre vendeuse qu’elle prenait sa commande, il ne sait pas ce qu’il doit penser. Ou comment il doit réagir non plus. Par réflexe, il sort son portefeuille quand elle lui annonce le prix, son regard revenant rapidement à elle quand elle prend sa carte de fidélité. Il paye en sans contact, sans savoir s’il doit rester ou non. Sa commande est passée, il a payé. Et pourtant, il n’a pas envie que ça soit déjà fini. Cela fait plus de quatre mois qu’il n’a pas posé son regard sur elle. Sur elle en chair et en os en tout cas. Les photos, ce n’est pas la même chose. Elle vient de recommencer à travailler ici. Il la pensait disparue mais en fait, ce n’était que temporaire. Disparue de New York en tout cas. Pas de son téléphone, sur lequel il n’a jamais été capable de bloquer réellement son numéro. Ne pas lire ni écouter ses messages était une chose. Ne plus les recevoir, c’était différent. « J’ai recommencé il y a plus d’un mois. Je ne savais pas que c’était interdit. » S’il voudrait être froid avec elle, le ton de sa voix ne l’est pas autant qu’il le voudrait. Peut-être parce qu’ils ne sont pas seuls. Ou parce qu’il n’a pas envie de s’énerver. Pas contre elle. Elle ne semble pas non plus savoir que dire. D’ailleurs, elle ignore comment elle peut penser qu’il est en forme. Il n’a pas l’impression de l’être. Romeo passe son temps à travailler ou à grogner dans son coin, parfois les deux en même temps. Sauf quand il est avec Paige, avec qui il fait des efforts. « Toi aussi. » Même s’il ne savait pas que répondre, c’est assez vrai. En tout cas, elle reste aussi belle que d’habitude. Pourtant, il aurait aimé la trouver moins séduisante. Ça serait sans doute plus simple. « Tu as reçu les papiers ? » Revenir à l’essentiel. Ne pas lui montrer que tout cela l’affecte toujours, peu importe le temps qui est passé.

Elle se mettrait des claques si elle pouvait le faire elle-même, sans que cela ne paraisse ridicule ou complètement incohérent. Si elle n’était clairement pas en lice pour le titre de l’épouse de l’année (franchement ?), il y avait une certaine tristesse à entendre le contenu de leur échange. Une commande, un prix, un paiement. Et puis ? Une banalité ou deux, un échange plus froid qu’il ne devrait l’être. Pour quoi ? Ils étaient mariés. Pour le meilleur et pour le pire. Mais les quatre derniers mois de leur mariage semblaient ne pas rentrer dans cette définition. Pas depuis qu’il avait refusé de lui parler. Encore moins lorsqu’il avait envoyé les papiers du divorce. Par son avocat. Sans une explication. Ces papiers lui avaient brisés le cœur, une seconde fois. Pourtant, à l’avoir devant lui, il n’y avait pas vraiment de colère. Une certaine nostalgie. Beaucoup de tristesse. De l’amour aussi. Ils étaient toujours mariés. Cela ne devait pas signifier la fin de tout. Son cœur se serre lorsqu’il lui apprend qu’il est revenu. Ainsi donc il a repris leur routine. Sans elle. Il y a quelque chose au fond qui tourmente l’irlandaise. Il pourrait y avoir une autre serveuse. Une autre routine. Est-ce pour ça qu’il a envoyé les papiers du divorce ? Parce qu’il y a déjà une nouvelle future Madame Van Lear ? Elle choisit de chasser la mauvaise pensée. Et de ne surtout pas poser la question. Parce que cela ferait mauvais genre. Parce qu’elle craint la réponse, dans le fond. Eirinn choisit de ne pas relever. Elle l’observe, dans chaque détail de son visage, tentant de réprimer le souvenir vivace de chaque autre matin où il est venu prendre son café ici. De toutes les fois où elle a caressé le creux de sa joue du bout de doigts. A tout ce à quoi elle a renoncé en commettant l’irréparable. Mais trop vite il retrouve conscience de la réalité. Du divorce. Et merde. Déjà ? Elle espérait l’irlandaise qu’il lui donne un peu plus de temps. Mais il est visiblement très décidé sur le sujet. Ne pas le laisser s’enfuir. Ne pas prendre le risque de perdre de précieuses minutes. « On devrait en parler. » Ne pas le laisser s’enfuir. Il risquerait de ne jamais se représenter une occasion pareille. Elle le sait, s’il a su l’ignorer quatre mois durant, il peut très bien continuer à le faire à nouveau. Ne pas revenir. Ne jamais lui donner une chance de lui parler avant que l’issue ne soit plus qu’un passage obligé. Elle saisit sa chance, se ravise de lui donner son café. « Accorde-moi cinq minutes. S’il te plaît. » De toute façon elle ne lui laisse pas vraiment le choix. Laissant à sa collègue le soin de gérer le comptoir, elle en fait le tour pour se planter devant lui. Ce ne sont pas vraiment les circonstances qu’elle aurait aimé pour pouvoir lui parler, mais à défaut de mieux, elle n’a pas grand choix. Debout, devant lui, comme une idiote, son café à la main. Pour un peu elle le supplierait. « S’il te plaît. »

Devrait-il être heureux ou malheureux ? Content ou déçu de la voir ? S’il avait recommencé à venir chercher son café ici au lieu de le faire chez lui, ç’avait été dans l’espoir de la croiser, initialement. Pour autant, la revoir le désarçonne bien trop, lui rappelle ce qu’elle a fait et le met mal à l’aise. Trop de points négatifs pour qu’il puisse seulement se réjouir de poser son regard sur son doux visage. Mais s’il peut être certain d’une chose, c’est qu’il n’a pas tourné la page. Alors peut-être que cette rencontre peut avoir du positif. Mais Romeo ne sait pas trop s’il doit y croire, ou prendre la fuite. Elle lui demande de rester, de lui accorder un peu de temps. Il n’est pas en retard et, même si c’était le cas, il pourrait l’être. L’avantage d’être le patron. Il pourrait tout de même le prétendre, elle pourrait ne pas le croire mais ça ne changerait rien. S’il décidait de partir, elle ne pourrait rien y faire. Romeo a su être inaccessible pendant un long moment. Mais est-ce que c’était vraiment la solution ? Il soupire quand elle vient se planter devant lui. C’était plus facile de refuser de lui parler quand elle n’était pas juste devant lui. Elle l’affaiblit. Mais en même temps, c’est bien pour cette raison qu’elle a pu lui faire si mal en étant infidèle. « D’accord. Trois minutes. » Comme une tentative ridicule de prouver qu’il garde le contrôle de la situation. La vérité, c’est qu’il n’en a aucun et ne sait pas ce qu’il doit attendre de ces trois ou cinq minutes. « On peut s’asseoir ? » Ici, il a l’impression désagréable que tout le monde les écoute. Et, si les clients n’ont aucune idée de ce qui se passe, sans doute que certains collègues d’Eirinn ont l’oreille indiscrète, parce qu’ils savent très bien qui est Romeo. Et ce qu’ils sont en train de vivre.