If I fall, can you pull me up ?

Les hôpitaux, elle déteste ça. Parce que quand on se retrouve dans cette salle d’attente, c’est qu’un truc vraiment moche est arrivé. A soi ou à un proche. Alors, quand elle peut éviter de s’y rendre, elle esquive volontiers les visites chez le médecin. C’est peut-être pour ça que sa consommation d’herbe a augmenté ces derniers mois. Parce que c’est bien plus facile de s’en fumer un plutôt que d’expliquer au docteur pourquoi elle a besoin d’une boite d’antidouleurs. C’est pas une solution sur le long terme, elle le sait. C’est mauvais mais elle se rassure en se disant que dans quelques semaines, quelques mois, ce sera fini. Quand elle se cassera d’ici, il n’y aura plus de Jackson, plus de douleur, plus d’herbe. Et là, elle pourra vivre une belle vie.

Mais pour le moment, elle est vautrée sur une des chaises de la salle d’attente. Elle s’est assise à l’écart, dans un bout de rangée, pour pas avoir à profiter des postillons de cette vieille qui crie dans son téléphone ou des miasmes de ce type qui tousse, ou plutôt qui s’étouffe tellement il fait du bruit. Elle est pas là pour elle et pourtant, cette odeur de désinfectant lui donne presque la nausée. Le bruit des machines, qui résonnent dans les couloirs. Le pas pressé des médecins et infirmiers, qui s’activent devant ses yeux. Tout ça lui fout les jetons et elle se penche en avant, coudes sur les cuisses, le regard tourné vers le sol. Ses ongles longs grattent sa nuque et elle se redresse, juste pour regarder sa montre. Elle est sensée récupérer un ami de Jackson, c’est d’ailleurs pour ça qu’il lui a prêté la voiture. Parce que si c’était pour elle, il l’aurait laissé prendre le métro.

Y a cette mère qui rentre avec son gamin et elle les regarde du coin de l’œil quand ils s’assoient sur les chaises à côté d’elle. Comme si la salle est pas assez grande, faut toujours qu’on vienne la coller. Elle dit rien, s’enfonce au fond de son siège avec un soupir. Puis le petit commence à se plaindre qu’il se sent mal et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il rend son déjeuner sur le sol. Ecœurée, elle préfère se lever pour s’éloigner, pour pas être malade à son tour. Quelques pas dans la pièce, les mains dans les poches de son jean, la tête levée vers le plafond aux néons aveuglants. Puis quand elle baisse les yeux, c’est une silhouette qui n’est pas inconnue qu’elle voit près du guichet. Inconsciemment, elle prend une grande inspiration. Parce que si elle peut encore respirer aussi bien, c’est grâce à lui. Et si elle pense pouvoir s’en sortir, c’est encore grâce à lui. Lui qui lui a remis non seulement le nez en place, mais aussi les idées. Qui lui a fait comprendre qu’elle méritait peut-être pas de finir dans cet état. Elle s’approche de lui, se glisse à ses côtés et s’accote au guichet. L’avant-bras posé sur la matière froide, elle penche un peu la tête sur le côté, pour regarder son profil, avec un sourire. « Vous êtes toujours là, vous. Jamais vous prenez un jour de congé ? ».

Si elle croit en Dieu ? Même elle ne le sait pas. Faut dire qu’il a pas semblé très présent dans sa vie, ces dernières années. Mais au fond, elle la méritait peut-être pas, sa présence. Il a sûrement voulu la laisser se débrouiller seule, la faire assumer ses conséquences, elle qui était née dans un milieu où elle n’aurait jamais dû faire face à toutes les difficultés qui l’entouraient à présent. Pourtant, il y a des gens, qui rentrent ou sortent de sa vie. Un ballet permanent d’âmes qui s’accrochent plus ou moins à la sienne et qui la tirent vers le haut. C’est peut-être ça, l’action du Tout-Puissant. Pas vraiment un miracle ou une apparition divine, juste des gens, avec deux bras et deux jambes comme elle. Mais Dieu n’était il pas en chacun de nous ?

Elle les a souvent repoussés, ces gens qui ne la connaissent pas mais qui veulent l’aider. Parce qu’elle-même ne comprend pas l’utilité d’aller aider un inconnu, à moins de vouloir en tirer quelque chose par la suite. Mais avec le temps, elle a appris qu’ils ne voulaient pas tous obtenir quelque chose en retour. Qu’ils faisaient ça pour elle, et non pour eux. C’était le cas de Bianca ou même de Phoenix. Mais aussi du docteur Aguilar. Cet homme qui en plus de sauver son visage de séquelles, avait pris le temps de s’inquiéter. C’est un homme bien et si elle a pas vraiment l’habitude d’en rencontrer, il fait partie ces personnes qui lui redonnent foi en l’humanité.

« J’oubliais que vous n’êtes qu’une blouse blanche » lui répond-t-elle sur le même ton, en levant brièvement les yeux au ciel. Il lui demande ce qui l’amène et elle n’a pas le temps de répondre qu’il se met à fixer son nez, avant de vouloir l’analyser. « Euh oui, allez-y. Vous avez un sacré concurrent niveau chirurgie » tente-t-elle de plaisanter alors qu’il fait pivoter son visage. Elle en profite pour répondre à sa question précédente. « J’viens juste récupérer un ami. Et dire bonjour à mon médecin préféré ». Une technique pour noyer le poisson, espérant que ses jacasseries lui cachent les blessures plus récentes qu’il n’a, au final, pas de mal à deviner. Elle soupire légèrement et hausse une épaule, avec désinvolture. « Je suis maladroite ». Excuse typique et il n’est pas dupe, mais il a la délicatesse de ne pas lui rentrer dedans directement en lui demandant de se confier. Elle lève un peu la tête, pour qu’il la lâche et se frotte un peu le nez, avant de s’éloigner du sujet. « Mais j’dois dire que vous auriez pu faire mieux, niveau bistouri. Je ronfle depuis l’opération, une horreur ».

Elle sourit, parce qu’il a le ton léger. Et c’est bien rare, dans un hôpital, de voir quelqu’un aussi joyeux. Quelqu’un qui n’a pas l’air grave, qui n’a pas l’air d’avoir le poids de la Terre sur les épaules. Parce que même si c’est sûrement le cas, Aguilar sait faire bonne figure. Il communique facilement sa bonne humeur, ce qui fait de sa présence une bénédiction. « Ne vous dérangez pas, il est pas du genre ponctuel. J’le soupçonne de me faire poireauter ». Surtout, elle ne veut pas confronter le médecin aux amis de son copain, Jackson. Parce que ces gars là, ils ont pas le sourire à se damner du médecin, sa gentillesse et encore moins sa politesse. C’est deux mondes à part. Daniel, il serait plutôt du genre à traîner avec des avocats, comme ses parents. Le genre de monsieur balais-dans-le-cul. Charmant, mais pas vraiment du type à comprendre le langage et le comportement des gens avec qui elle traîne. S’ils s’entendent, c’est sans doute parce que les parents d’Abigail lui ont donné une bonne éducation. Et que malgré les tatouages, ses cheveux teints en noir, elle reste la petite fille polie qu’ils ont souvent repris sur son langage.

Il se fiche de sa situation. Ou du moins, il fait mine de s’en ficher. Certains, surtout dans le milieu médical, considère Abigail sous l’étiquette que la société voudrait lui coller : femme battue. Cette étiquette qui attire pardon, pitié et patience. Mais lui, il ne la voit qu’elle. Abigail. Et ça, c’est libérateur. Elle veut qu’on la remette à sa place quand elle en fait trop, qu’on la traite comme toutes les autres, sans traitement de faveur parce qu’elle aurait de pseudo excuse pour être une garce ou pour n’être qu’une mauviette. Elle veut pas d’étiquette, elle veut pas de pitié. Accoudée au guichet, elle jette un regard à la standardise qui va pas tarder à baver sur le dossier si le cubain continue de lui sourire comme ça, et ça la fait sourire. « Quand vous dites café, j’espère que vous parlez pas de la machine qui fait plus de l’eau marron que du vrai café ». Elle se redresse, fourre les mains dans les poches de son short un peu ample avant de hocher la tête. « Allons-y pour un café, mais j’vous préviens vous êtes pas mon type ». De quoi plaisanter à nouveau.

Ses lèvres laissent échapper un sifflement admiratif devant la ristourne à laquelle il a droit et elle ne peut s'empêcher de se moquer. "Wouah, et vous en faites quoi de toutes ces économies ? Vous vous achetez une voiture en fin d'années ?". Elle rajuste son sac sur son épaule et elle le suit, dans les couloirs d'un blanc immaculé. C'est bien la première fois qu'elle se retrouve dans les couloirs de l'hôpital sans boiter, sans avoir du mal à se mouvoir. Et au lieu de la rassurer, ça la rend presque mal à l'aise cet endroit. Ce lieu qu'elle ne fréquente que lorsque ça ne va pas. Il lui tient la porte, elle lui sourit et passe devant. Ses narines sont rapidement chatouiller par l'odeur des gourmandises qui s'étalent derrière des vitres. Rien à voir avec l'affreuse nourriture qu'elle a pu avaler ici. "Je vois qu'on se fait plaisir quand on est médecin. J'pensais que vous mangiez comme les patients, je me sens trahie" surjoue-t-elle en soufflant un peu du nez. Il commande et elle lève le nez de la vitre pour demander "J'vais prendre un brownie aussi, merci Doc'". La politesse, ça l'étouffe d'habitude. Mais elle n'a pas l'habitude qu'on lui tienne la porte, qu'on lui sourit ou même qu'on la dépanne de quelques dollars pour un café et un brownie. 

Elle le suit, un peu comme son ombre. Parce que contrairement à ce qu'on croit, elle est pas trop à l'aise en public. Ou du moins, dans des lieux comme celui-ci. Dans des lieux où elle se retrouve entourée de personnes qui ont réussis, qui sont respectables. Elle se sent de trop, pas vraiment à sa place et le médecin qui l'accompagne est le seul rempart entre elle et son anxiété. Elle s'asseoit en face de lui, tire le plateau du bout du doigt pour récupérer son gâteau dans lequel elle mord. C'est là qu'il gâche un peu la discussion. Elle cesse de mâcher, la bouche encore pleine et elle le fixe un peu, les sourcils froncés. Il faut quelques secondes à son regard pour s'adoucir et à sa mâchoire pour fonctionner de nouveau. Elle déglutit et hausse une épaule. "J'ai mal nul part". Parce qu'elle prend pas mal d'anti douleurs, qu'une connaissance a volé dans une pharmacie. La semaine précédente, elle était venue pour une radio. Pour ses côtes. Le type avait rien trouvé, avait dit que c'était musculaire. Mais elle a du mal à se lever du lit le matin et elle gobe les cachetons comme des bonbons. Elle boit un peu de café, s'enfonce dans sa chaise et grimace un peu. "Et j'ai pas d'assurance, Doc'." Autre raison pour laquelle elle raréfie ses visites à l'hôpital : le manque de moyen.