Rendez-vous en loge inconnue - Ciela

@Ciela E. Burton

Mon coeur ne cesse de s'accélérer. Je regarde l'heure. 19h48. Dans très exactement douze minutes, je serai sur scène pour la plus grosse représentation de ma vie. Toutes ces heures de travail, à suer eau et sang, à sacrifier des soirées avec la famille, à meurtrir mon corps... Tout cela n'aurait du sens qu'à la condition sine qua non que ce soir, je tutoie les étoiles. Que ma prestation éblouisse le public. Il faut qu'en retournant dans cette même loge tout à l'heure, je croule sous les propositions de contrat. Sponsoring, nouvelle compagnie de danse, déclarations d'amour... Peu importe. Il ne reste qu'une dizaine de minutes, juste le temps pour moi d'allumer mon ordinateur portable et de consulter machinalement mes mails. Rien du tout. Cherchant un moyen de lutter contre le stress, je commence à pianoter sur mon clavier un message pour mes parents, à qui je n'ai pas donné de nouvelles depuis des semaines. Ils n'étaient même pas au courant que je jouais une partie de ma vie ce soir. C'était aussi une manière pour moi de rester concentrée. Trop de perturbations extérieures auraient nuit à ma concentration. Je commence un petit récit, leur expliquant ce qui m'occupe depuis des semaines. Je ne sais pas trop comment tourner les phrases, je ne veux pas qu'ils s'inquiètent pour moi.

Soudain, quelqu'un toque à la porte de ma loge. C'est l'heure d'y aller. Je prends le temps de sauvegarder le message, ça ne sert à rien de l'envoyer comme ça, il n'est pas complet. Je n'en suis pas satisfaite. Je rejoins ensuite mes camarades sur le chemin de la scène. Plus nous nous en approchons, plus le brouhaha s'intensifie. Plus que trois minutes. Discrètement, je jette un oeil par la fente du rideau. Cette foule est monstrueuse. J'ai l'impression d'être une toute petite souris face à ces centaines de personnes. Nous nous encourageons une ultime fois, puis les lumières se tamisent. C'est maintenant que tout va se jouer. Je prends une grande respiration, et c'est parti.

Une heure et vingt six minutes plus tard, la représentation est terminée. Le rideau se baisse sur la troupe, et la consécration arrive. Les gens applaudissent, tapent des pieds, hurlent de joie, époustouflés par le spectacle qui venait de se jouer devant leurs yeux. Tous main dans la main au moment ou le rideau s'ouvre à nouveau, nous saluons notre public, toujours plus bruyant. La directrice de la troupe prend le micro pour nous présenter un à un. Lorsque ce fut mon tour, je fais un pas en avant, levant la main en guise de salut, et la clameur se fit encore plus forte. Visiblement, la mission était réussie. Ma prestation avait conquis le coeur des gens. Dans l'émotion, je sentis les larmes monter devant tant de démonstrations de joie. Le rideau se ferma pour la dernière fois, et nous pouvions retourner en coulisses. La joie était très présente, nous prenions le temps de se prendre dans les bras, se féliciter d'avoir donné un si beau spectacle. Puis chacun retourna dans sa loge, pour décompresser, se remettre de ses émotions. Mon premier réflexe était de jeter un oeil aux réseaux sociaux, voir si il était fait mention à notre spectacle. Et en cherchant quelques minutes, effectivement, je vis quelques messages relatant ma prestation, notamment un qui disait "Sarina, une étoile parmi les étoiles". Celui là, je vais le sauvegarder, l'imprimer, et le coller au dessus de mon lit. Je pouvais maintenant continuer le message pour mes parents, en leur disant que finalement, tout s'est bien passé. J'entendis quelqu'un ouvrir rapidement la porte de ma loge. En me retournant, je vis une femme blonde, probablement dans les mêmes âges que le mien, et qui avait les yeux encore tout pétillants. Je ne l'avais jamais vu avant. Déjà le début de la gloire et des fans prêts à tout pour me voir ?

- Euh, bonsoir. Je peux t'aider ?

Ma surprise fut au moins aussi grande que l'écarquillement de mes yeux. Je n'avais aucune idée de quel âge avait cette fille, ni même si elle pouvait mettre potentiellement va vie en danger, et encore moins si sa venue ici était parfaitement légale. Je sais que parfois, sur certaines représentations, les artistes ont le droit d'emmener des gens dans les coulisses, que ce soit des amis, de la famille, ou même des rencards. Oui, je l'ai déjà vu faire, et c'est pas impossible que je m'y mette moi aussi. Après tout, si les autres le font, pourquoi devrais-je me priver ? Même si dans les faits, je savourais cet instant de tranquillité dans ma loge à chaque fois. On accumule tellement de stress et de pression jusq'au jour J, que lorsque le rideau tombe sur nous, et que le public nous félicite par ses applaudissements et autres encouragements, on se sent libéré d'un terrible poids, celui de la peur de décevoir. A chaque retour dans la loge, je ressens des vertiges, des palpitations. Alors quand le calme de la pièce vient accompagner ma redescente, c'est un véritable bonheur, à la limite de la jouissance.

C'est pour cela que je suis partagée. Pourtant je suis de nature joyeuse, positive, généreuse, et tout ce qui va avec. Mais là, ces 15 minutes qui me permettent de lâcher complètement prise venaient d'être gâchées par une inconnue. Par chance pour elle, ses paroles m'ont touchées. Déjà, elle a eu la politesse de s'excuser d'entrer comme ça dans ma loge. Ce qui est un bon point. Puis flatter mon égo en me disant que ma performance était merveilleuse et qu'elle aimerait devenir comme moi, c'était trop. Depuis toute petite, j'ai toujours aimé recevoir les félicitations des autres, surtout de mes parents. Malheureusement, cela n'arrivait que très rarement, ces derniers se contentant de "trouver cela normal de s'occuper de ses frères et soeurs". Oui, mais Papa, Maman, je m'en suis quasiment occupée seule pendant des années, à tel point que la plus jeune a cru pendant un moment que j'étais sa mère. Qu'est ce que cela vous aurait couté de d'au moins me dire merci ? Peut-être viendra-t-il un jour, qui sait. Toujours est-il que j'ai en face de moi cette même jeune fille, les yeux encore brillants, et qui ne semble pas vouloir partir d'elle même, attendant avec une probable impatience que je lui parle. Bon, j'ai bien une dizaine de minutes à tuer pour lui faire la conversation.

- Merci, c'est très gentil de ta part. Tu es danseuse toi aussi ? Comment tu t'appelles ? Quel âge tu as ?

Je la fixe en souriant, voyant que tant de questions peuvent mettre mal à l'aise. Je pris la bouteille d'eau sur la table pour lui servir un verre.

- Ca fait beaucoup de questions, hein ?

Je lui souris à nouveau, en lui tendant le gobelet rempli de liquide.

Je voyais dans ses yeux qu'elle se rendait compte petit à petit que sa venue ici n'était pas forcément une bonne idée. Ce petit regard coupable, cette façon qu'elle a de se toucher les mains, sa tête légèrement baissée... Tout laissait supposer qu'elle avait compris. Venir squatter la loge d'un artiste que l'on ne connait pas n'était pas une chose que l'on peut se permettre de faire. Sa langue se délia après avoir bu un peu d'eau. Elle répondit à mes questions sans sourciller, puis me fit remarquer que moi aussi je faisais jeune. Cette réflexion, bien que puissant paraitre flatteuse, me gênait toujours un petit peu. Depuis mon enfance, je fais plus jeune que mon âge. C'était pareil à l'école, et pour ne rien arranger, ma puberté arriva bien plus tard que les autres filles de ma classe. Si bien que j'ai commencé à être formée qu'à la fin du collège, vers 14 ans. Et alors que toutes les autres étaient déjà sorties avec un ou plusieurs garçons, je devais être l'une des dernières à n'avoir jamais embrassé quelqu'un. Le problème s'estompa au lycée, puis reprit dans la vie d'adulte. Comment expliquer aux recruteurs que oui, j'ai 25 ans même si je parais être tout juste majeure ? C'est probablement pour cette raison que parfois, par anticipation, je montrais ma pièce d'identité faisant apparaitre ma date de naissance. Il est même arrivé un jour où, pour entrer en boite de nuit, le videur a refusé de me laisser entrer, car pour lui ma pièce d'identité était forcément une fausse "vu la tête de petite gamine que j'ai".

- Oui, on me l'a souvent dit. J'ai quand même 28 ans Ciela !

Je ris, sous entendant qu'à cet âge là, on est déjà une vieille. Il me tenait à coeur de faire en sorte qu'elle se sente détendue, après tout, je ne connais pas ces motivations. Si ça se trouve, cet instant est le plus important de sa vie. Quelle image je vais lui laisser, sachant que je ne la recroiserai probablement jamais ? Quelque chose de positif, je l'espère. Je retournai m'asseoir sur le canapé de la loge, invitant au passage Ciela à me rejoindre, elle qui était toujours au niveau de la porte. Quitte à passer un petit moment ensemble, autant être bien installées.

- Alors, tu fais quoi dans la vie, si tu n'es pas danseuse ?

@Ciela E. Burton

Ciela finit par me rejoindre. Le sourire dessiné sur mes lèvres ne voulait pas partir, la faute à cette jeune femme à la naïveté touchante. Elle pouvait s'excuser encore un million de fois, cela n'empêche qu'elle est entrée dans cette loge. Si tu ne voulais pas te sentir aussi gênée et mal à l'aise, fallait pas rentrer, sweety ! Sa langue se délia un peu plus une fois assise à côté de moi. Elle se mit à m'expliquer ce qu'elle faisait dans la vie, et, effectivement, son activité professionnelle traduisait facilement son âge, ou au moins une estimation assez précise. Etudiante en psychologie, pourquoi pas. Après tout, ils sont des milliers et des milliers à vouloir faire ça. Essayer de comprendre la race humaine. Sacré défi. Moi j'ai arrêté depuis bien longtemps. Par contre, me demander pourquoi telle ou telle personne agit comme ça, oui, ça m'arrive plutôt régulièrement. Dernier exemple en date, pourquoi mes parents n'ont pas pris la peine de prendre de mes nouvelles ces dernières semaines ? Je devrais poser la question à Ciela, elle aura peut-être un début de réponse.

- Psychologue alors ? C'est intéressant. Les humains sont trop complexes pour moi. Surtout les hommes.

Je me mis à rire à ma propre blague. De façon un peu trop spontané, je venais de dévoiler quelque chose d'assez intime. Oui, mes relations avec les hommes ont toujours été compliquées. Mais ce n'est pas la peine d'en parler à un petit bout de cul de tout juste vingt ans qui appréhende tout juste le monde dans lequel on vit. Un silence règna dans la pièce durant quelques secondes, le temps pour moi de continuer à boire mon verre d'eau. D'habitude, les silences sont oppressants, mais pas celui là. Celui là est savoureux, car il est consécutif à cette chute de pression que je vis, du fait que le spectacle soit enfin passé. Il me faisait du bien, beaucoup de bien. Tellement qu'un énorme coup de fatigue me fit bailler aux corneilles. Il ne fallait pas que ce rendez vous improvisé s'éternise encore longtemps, sinon Ciela allait pouvoir me mettre une petite couverture sur moi pour que je dorme au moins 14 ou 15 heures.

- Excuse moi, je suis un peu fatiguée. C'était vraiment éprouvant ces dernières semaines. Tu veux qu'on fasse une photo ou un truc pour que tu gardes un souvenir de notre rencontre ?