Who the hell are you? - Ft Barclay

C’était ce moment de l’année, pas nécessairement le préféré de Kane : la rotation entre les groupes d’intervention. C’était la course à l’inconnu, le renouvellement de l’effectif, pour éviter que les gars pètent les plombs et finissent par s’entretuer. Surtout qu’elle était en train de bosser pour sortir de ce statut de stagiaire et être officier titulaire au sein de la brigade. Parce que commander des pizzas, c’est bien, mais commander des hommes, c’est quand même vachement mieux.

On leur avait fait un brief le matin même, avec un des inspecteurs de la brigade. Le partenaire de Kane, une sorte de vieil inspecteur bourru qui avait décidé de prendre la jeune diplômée sous son aile, avait décidé de finalement prendre sa retraite. Ce qui n’était pas forcément avec joie : le vieux Joe était un braconnier, un type qui avait laissé la rue le mordre à la jugulaire et le poison courir son sang. Il avait perdu sa femme d’un cancer quelques années plus tôt, ses gosses étaient partis depuis bien longtemps. L’ancien n’avait plus rien à craindre et un goût amer au fond de la gorge. On l’avait poussé dehors, gentiment, parce que même s’il avait l’expérience du terrain, il fallait bien savoir céder sa place à des jeunes loups comme Kane. Au lieu de mal prendre la nomination de la Canadienne, il avait plutôt décidé d’en faire son héritière, ce qui avait conduit aux meilleurs moments de sa jeune carrière. Et maintenant, il se barrait.

Et Kane récupérait le lieutenant Barclay.

Le flic ignorait comment prendre la nouvelle. Elle ne connaissait pas encore sur les doigts la mythologie de la brigade. Ce n’était d’ailleurs pas vraiment dans son intérêt. Mais elle ne pouvait pas non plus ne pas entendre les bruits de couloirs. Barclay était un type qui n’avait pas sa langue dans sa poche, avec le sang chaud des gens du sud. De ce qu’elle avait compris, le mec avait un assez gros passif sur le fait d’un peu oublier les règles, les procédures. Kane avait un peu tiqué. On allait lui filer une espèce de bombe à retardement entre les pattes, qui semblait être semblable à elle. Ce qui n’était probablement pas une bonne idée. Deux loups solitaires mariés à leur taf, qui flirtent avec le légal ? Hum.

Elle ignorait quand il devait arriver. Elle resta à son bureau, à traiter la paperasse de la dernière affaire en soupirant. C’était marrant ce réflexe d’écouter les bruits de couloirs pour se faire une première opinion de quelqu’un. L’espace d’un instant, Kane se demanda ce qu’on pouvait bien murmurer sur son passagee, à part qu’elle était une de ces dingues qui pouvaient passer des heures une floche avec un paquet de clopes, un kebab dans la boîte à gant et une bouteille d’eau vide à côté d’elle. Elle n’avait pas encore accompli de hauts faits, mais on la dirait sans doute efficace.

Et socialement inadaptée.

Elle finit de classer les dossiers et fit appeler un coursier pour qu’il aille transmettre les éléments au procureur, puis décida de sortir de son bureau pour fumer une cigarette.

Fraîchement préparé pour ce grand jour, l'inspecteur Barclay remit en place sa chemise dans son pantalon avant de porter son carton plein à ras bord  ne demandant qu'à répandre son contenu sur le sol carrelé du precinct. Fredonnant un air tout droit sorti de son subconscient à travers les dents, il observa une dernière fois son bureau aussi nu qu'un ver ainsi que celui de son collègue qui avait déjà plié bagage en raison de sa mutation il y a plusieurs jours de cela. Le trentenaire s'arrêta avant de soupirer longuement, se souvenant du bon vieux temps.

- J'espère que le soleil est aussi présent que les nanas à L.A Phil...

Hors ce jour là, la côte ouest était sous la pluie. Le ciel aussi gris que la chevelure de Stanley qui ricanait en sachant parfaitement quelle était la situation à des milliers de kilomètres d'ici.

Et le voilà qu'il déambulait vers son inexorable destination, le rictus trônant en plein milieu de son visage, son regard balayant les lieux à la recherche d'une distraction afin de le ramener sur Terre. Certains collègues le saluèrent par son surnom, il y répondait par un hochement de tête, l'air de rien.

Une fois arrivé à destination tel un detective sur les lieux du crime, il prit le temps de juger du regard son nouveau bureau, probablement aussi vieux que son ancien propriétaire. Il s'en contenta et déposa son chargement sur la table presque las, faisant résonner le métal aux alentours comme un signe de protestation. Stanley commença dès lors à vider son sac... Du moins sa boite à la vitesse ahurissante d'une grand-mère mono-jambiste atteinte de Parkinson, traversant une autoroute à six voies avec son déambulateur.

Il lui fallut pas moins de cinq minutes pour remarquer l'absence de sa collègue dont il avait complètement oublié l'identité, regardant sa plaque placée judicieusement au bord de son bureau avant de se renfrogner.

- Kane d'Arcy ? Je devais pas tomber sur Toneuz à la base ?

L'américain roula des yeux, en se disant que d'un côté le fait de ne pas tomber sur cette fameuse bombe latine lui permettait de se concentrer d'avantage sur son travail, qu'un lieutenant de la police devait se donner corps et âme pour le bien de la popu...

- Et mierda ! Voilà ce qui se passe imbécile quand tu cherches la merde avec le capitaine !

Il soupira, longuement, très longuement... Si longuement que la seule chose qui l'arrêta, était le cadre photo de sa fille qui lui redonna presque le sourire après avoir été déposé délicatement sur le bord de son écran d'ordinateur. L'inspecteur Barclay s'y installa un fois s'étant débarrassé du carton dépouillé, en quête d'informations sur son nouveau partenaire à travers les méandres du réseau informatique.

A peine il eut le temps de se connecter qu'elle fit interruption, visiblement partie fumer une cigarette à en juger l'odeur de tabac qui s'en dégageait. Il entama la présentation après s'être levé. Non en guise de politesse, mais d'aisance car en effet il n'aimait pas converser avec quelqu'un de debout pendant que son postérieur moulait l'assise de son fauteuil. Il lui tendit la main tout en glissant ses premiers mots, cet instant fatidique quit allait sceller les premières impressions.

- Tu dois être... Kane ! Moi c'est Stanley, tu peux m'appeler Stan si tu veux j'ai l'habitude.

J'ai vu des chemises moins noires que son regard... Ah je vais pas la juger quand même je ne l'a connais même pas...

Son sourire à moitié faux n'était qu'un faible rempart protégeant l'ambiance du malaise. Il posa ses mains sur ses hanches, redressant sa plaque dorée correctement sur sa ceinture en cuir.

Alors qu’elle fumait sa clope consciencieusement, son regard clair plongé dans une flaque d’eau qui s’étalait paresseusement sur le bitume du parking du commissariat, elle n’entendit pas un collègue passer derrière son dos. Il tapota son épaule et Kane sursauta.

- On a un 187 dans East Village. Si vous êtes dispo, ce serait pas mal d’y aller, on est tous plus overbookés que Lady Gaga avant sa mi-temps au Super bowl.
- Super mi-temps, pas vrai ?
- Ouaip.
- T’as la description de la victime ?
- J’ai pas eu beaucoup d’indices sur son identité ou son état, on m’a juste fait sous-entendre que personne ne voulait s’occuper de ça parce que ça gêne le voisinage.

Kane hocha la tête et remercia son collègue, en lui disant qu’ils s’en occupaient. Le voisinage… East Village, c’était le quartier qui fleurait bon la thune de Manhattan. Le repère des hipsters, des nantis, de ceux qui pouvaient se permettre de passer leurs nuits à se laisser aller à des rires cristallins sur les roof tops, un mojito à la main. Ou pire, un Cosmopolitan. Kane n’allait pas souvent là-bas, parce qu’elle trouvait que derrière l’architecture typique se planquait un quartier sans âme ni chaleur. Alors tu m’étonnes qu’un mort ne plaisait pas. Ca faisait mauvais genre.

Le flic envoya valser sa clope d’une pichenette dans le cendrier et rentra dans le commissariat. Elle passa rapidement dans le labyrinthe de couloirs et se retrouva dans son bureau. Elle faillit trébucher sur le carton vide posé sur le sol et remarqua le type à la chevelure grise assis sur son fauteuil, visiblement en pleine recherche sur les internets. Ca y était, Joe était définitivement parti, aussi silencieusement que tous les autres, et en refaisant ce bureau aussi rapidement et radicalement, en mode coup de polish sur une carrosserie qui en avait vu d’autre, son ancien partenaire était comme effacé de l’existence.

Le type se leva en lui tendant la main. Elle la considéra un instant, remarquant des mains un peu calleuses et cavalières, de celles qui savent être vigoureuses et appropriées aux tâches les plus rustiques. Elle la saisit et la serra franchement, en levant le regard vers l’inspecteur Barclay, détaillant rapidement son visage, ses traits, ses expressions.

- Correct. Bienvenue ici, lieutenant Barclay.

Oui, elle était guindée. Après tout, ce gars était son aîné et il avait visiblement plus de bouteille qu'elle.

- J’espère que vous avez fait bon voyage et bon emménagement. J’ai quelque chose à vous proposer, un macchabé sur la 14e Avenue, East Village. A priori, le voisinage est assez effaré pour ne pas avoir envie de se mouiller et témoigner. On tire à pile ou face qui se farcit le procureur et qui fait les premières constatations. La scientifique est déjà en selle.

Elle avait un débit de paroles rapide, très direct, celui des personnes qui n’aimaient pas particulièrement s’embarrasser de chaleur dans des relations professionnelles, surtout qu’ils étaient flics. Elle attendit la réponse de Barclay, les clés de la bagnole dans les mains. Après tout, c’était sans doute la meilleure façon de faire connaissance : sur le terrain neutre, à égalité.

A peine avait-il eu le temps de faire connaissance qu'une affaire était déjà sur leurs bras. La machine une fois lancée, le jeu du pile ou face ne lui dit rien. Il contourna le problème en se jetant à l'eau tel un homard plongeant dans une marmite d'eau bouillante.

- Je me coltine le procureur, par contre pour la voiture je m'en occupe et je conduis. Disons que j'ai... Un différent à régler avec l'intendante du garage.

Il embarqua sa longue veste en coton tressé posée sur le porte-manteau avant de partir d'un pas rapide en direction de l'ascenseur. Par galanterie le bon vieux Stan laissa sa collègue entrer en premier avant de presser plusieurs fois de suite le bouton du sous-sol, comme s'il stressait déjà de sa future conversation.

- J'espère que le corps ne sera pas comme se plat de pattes que j'ai laissé trop longtemps au frigo... fit l'inspecteur en ricanant

Une fois le duo baignant dans l'air frais du garage, il se dirigea quelques mètres plus loin où une cabine éclairée diffusant de la musique latine était occupée par une connaissance du lieutenant qui arrêta la marche afin de briefer son acolyte.

- Tu dois la reconnaître je pense ? Emma Daubasse, l'intendante de perm' cette semaine. J'annonce, elle est pour moi.

Délicatement mais plein d'assurance, le guatémaltèque demanda à Kane de patienter près de la tant convoitée Dodge Charger, comme si il était certain de sa future prise. Il reprit sa marche d'un pas rapide une fois son binôme l'ayant distancé. Tel un missile, le détective posa ses coudes sur le petit plateau servant de plateforme avant d'entamer la discussion envers son nemesis.

- Hmm... Salut Emma, je savais pas que t'aimais Los Tigres Del Norte.

- Non j'aime pas mais comme l'onduleur est pété, je suis coincée sur cette musique... Et avec toi maintenant.

- Tu m'en veux encore pour la soirée ? Écoute j'ai déconné c'est vrai je suis désolé, je suis pressé du coup est-ce que je peux avoir la Dodge et je me rattraperai ?

L'interlocutrice éclata de rire à en faire résonner les murs en béton du parking, laissant Stan dans le malaise le plus total, bien moins confortable que lors de sa dernière fois où il était coincé dans le bus avec des fans de Celine Dion.

- Emma...

L'intendante remit sa crinière blonde en place en reprenant son sérieux, elle attrapa des clés du tableau derrière-elle avant de les faire glisser à travers le trou de la vitre.

- Voilà les clés, allez sur ce file avant que je ne change d'avis.

C'est en baissant les yeux que l'inspecteur remarqua le numéro de la clé, ce qui lui fit bondir hors de ses gonds.

- La Victoria ? Vraiment ? J'pensais qu'elle était hors service depuis 2016 ! Elle est plus vieille que ma carrière bordel.

- Et bien à défaut de rouler en Dodge, tu rouleras dans une voiture de collection.

- Mierda... Bon j'ai compris la leçon, tu passes à côté de quelque chose. fit-il en s'éloignant petit à petit

Une fois seul avec lui-même, il atteignit l'épave garée dans un coin du niveau, comme si elle faisait honte au precinct. La carrosserie vert bouteille couverte de poussière avait presque été épargnée en majorité par la rouille si on ne baissait pas la tête au niveau des passages de roues. C'est avec dégoût qu'il entra la clé dans la porte pour déverrouiller son carrosse avant de s'installer sur les sièges en tissu pas si inconfortable que ça.

- J'espère que Emma Connasse aura pensée à entretenir la batterie... grogna l'inspecteur en usant de son expérience pour démarrer la Crown Victoria du premier coup

Stanley alluma les phares jaunis par le temps avant d'enclencher la vitesse et ainsi se diriger là où était supposée se trouver Kane. Il fit un tour de parking en regardant droit devant-lui, espérant éviter le plus de collègues possible. C'est en arrivant doucement devant son partenaire qu'il lui fit signe de monter, elle tenta d'ouvrir la porte mais en vain : elle ne s'ouvrait que de l'intérieur.

- Oui bon elle était déjà réservée et j'ai pas eu mieux. J'ai bien ma GT 500 mais elle est chez le carrossier... Et non on ne prendra pas la Prius, je sais pas qui t'a refilé ces clés mais je préfère encore y aller à pied ! Maintenant... Vamonos Tomboy.