Retrouvailles inattendues | Tristan

La journée a été longue. La nuit a été longue. La semaine a été longue. Je sais pourquoi, j’ai un mal fou à dormir en ce moment. Les pensées tournent dans ma tête encore et encore sans que je puisse les arrêter, c’est éreintant et en plus ça m’empêche de trouver le calme nécessaire pour que le sommeil me gagne. Même si je ne suis pas du genre à avoir des nuits de sommeil très longues habituellement, j’espérais finir par m’écrouler comme une patate après trois nuits sans fermer l’œil. Malheureusement non, la quatrième nuit a été aussi blanche que les autres… La nuit le sommeil me fuit, et le jour j’ai du mal à travailler correctement.

Et finalement, sans trop savoir ni comment ni pourquoi, je sens que mon corps se délasse alors que je suis debout devant ma table de massage, les mains pleines d’huile, à essayer d’écouter ses petits problèmes. Madame a un mariage heureux, madame a des enfants gentils et studieux, madame a tout « l’argent dont elle a besoin » mais… Madame veut plus. Elles veulent toujours plus. Ces bourgeoises, comme ma mère… elles veulent tout, tout contrôler, tout avoir, tout prendre. Mais je dois être là, compréhensive, attentive, d’accord avec elle. Alors je lui souris, je hoche la tête, je fronce les sourcils d’un air intrigué comme si j’étais vraiment intéressée par sa vie… et je commence à l’être quand elle se met à parler d’un article qu’elle a lu dans un journal d’un autre état. Un article sur le harcèlement sexuel et les agressions subies par les femmes.

Alors, au milieu de sa tirade visant à dire que si les femmes veulent être aussi progressistes elles ont qu’à se défendre toutes seules, après tous les hommes se défendent conte les hommes, elles n’ont qu’à faire pareil au lieu d’aller se victimiser partout en attaquant en justice des hommes riches pour avoir leur argent ! Et puis, si elles ne s’habillaient pas aussi court, ça ne donnerait pas envie aux hommes d’aller regarder en dessous !

Décidément, je déteste cette bonne femme. Elle me rappelle ma mère. Au point que d’un coup je sens mon sang affluer dans mes joues et j’ai envie de hurler. Je me retiens, parce que je suis une adulte et que je n’ai pas envie de me faire virer, mais la seconde suivante mon sang reflue et des petits points se mettent à danser devant mes yeux de façon absolument anarchique. Et enfin, enfin… Enfin mes yeux se ferment et je sens mon corps se délasser lentement. Ma nuque, d’abord. Mes cervicales se détendent et ma tête part sur le côté. Mes bras, jusque là raidis parce que j’ai envie de l’étrangler, retombent le long de mes hanches, mes jambes cèdent et… je tombe lamentablement.

Quand j’ouvre les yeux, on m’a mise en PLS, la table de massage est le long du mur, mon adorablement cliente a disparu et deux de mes collègues sont côté de moi.

« Oh Seigneur, enfin tu ouvres les yeux ! J’ai eu peur !
- Q-quoi ?
- Ta cliente a hurlé que tu venais de t’évanouir ! »

Ouais, j’avais cru comprendre. Je veux me relever mais, à peine ai-je esquissé un geste que je me fais reprendre par ma collègue.

« Non, tu ne bouges pas ! On ne sait pas si tu t’es cognée la tête en tombant, ta cliente n’a pas été foutu de nous le dire !
- Kim, ton langage ! Mack, ne bouge pas, une ambulance arrive.
- Quoi ? Mais je vais bien ! »

Evidemment que je me suis évanouie, ça faisait longtemps que je n’avais eu autant envie de frapper quelqu’un ! Même en prison je n’en entendais pas autant de conneries à la minute. Mais ce n’est pas une raison pour appeler une ambulance et m’envoyer à l’hôpital.

« Ah, je les entends ! Je vais les amener ici ! »

Kim se lève et repart de la pièce. Je soupire. Inutile d’aller à l’hôpital, je suis fatiguée, pas malade, et je suis presque sûre de ne pas m’être cognée la tête en tombant.
En entendant la porte s’ouvrir, je me redresse légèrement, ignorant les protestations de ma collègue. Hors de question que je me fasse secourir en étant répandue sur le sol comme une serpillière.

« Je vais bien, je suis juste tombée, je... ah... »

La douleur me fait porter la main à ma tête. Bon, je me suis peut-être cognée.

« Madame ! Pas d’effort ! Laissez-moi vous examiner ! »

Sans trop savoir pourquoi, la douce voix de l’ambulancier me fait frissonner. Bon, soit j’ai pris un méchant coup en tombant, soit je suis plus en manque que ce que je pensais. Je réprime un soupir. Tandis qu’il s’approche de moi, je lève les yeux vers ma collègue, un léger sourire s’est glissé sur ses lèvres pulpeuses alors qu’elle le déshabille du regard. Je jette également un regard furtif à l’autre femme qui est entrée, une ambulancière vu son uniforme.
Comme il se penche sur moi après m’avoir aidé à m’asseoir et en me posant des questions, je le regarde enfin. Et je comprends immédiatement pourquoi ce frisson. Ce n’est ni à cause de ma tête, ni parce que je suis en manque, mais parce que je le connais.

« Mac ?! »

Et lui aussi m’a reconnu apparemment. J’ouvre la bouche et la referme sans qu’aucun son n’en sorte. Et je ne peux m’empêcher de le dévisager, il a tellement changé. Enfin, c’est normal, cela fait neuf ans que j’ai quitté Ottawa. Que je suis partie comme une voleuse en lui laissant simplement un mot dans sa boite aux lettres.

« Mack, ça va ? s’enquiert ma collègue devant mon silence inhabituel.
- O-oui… Tristan… »

Je plonge dans ses yeux après avoir lancé un regard à ma collègue pour la rassurer. Oh quelle idiote d’être à ce point troublée et heureuse de le voir avec ce que je lui ai fait… il doit me détester. Je n’ai pas été correcte avec lui, même si je n’avais pas vraiment le choix à l’époque. Et si j’avais l’opportunité de changer les choses, je ne le ferais pas. Il était trop jeune pour que je l’implique dans mes problèmes.
Je souffle légèrement et décide de répondre à ses questions.

« Je… je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je me suis sentie partir et je suis tombée.
- Et tu t’es cognée.
- Oui, Steph’.
- Et tu as perdu connaissance.
- A peine.
- Presque dix minutes !
- Merci Steph’ ! »

Je la regarde encore une fois, cette fois en essayant de lui faire comprendre qu’elle doit se taire. Je n’ai pas envie d’aller à l’hôpital, si elle ne se tait pas je n’ai aucune chance de leur expliquer que je me sens bien. Malheureusement, Stéphanie est aussi ma supérieure, et elle me renvoie mon regard, nullement impressionnée par ma mauvaise humeur subite dont elle a l’habitude.
Je me tourne à nouveau vers Tristan.

« Je dors mal en ce moment, c’est la fatigue qui m’a fait… m’évanouir. Je vais bien. »

Même si je me suis cogné la tête, ils n’auront pas à chercher la cause de mon malaise. C’est la fatigue… ou le discours nauséabond de mon adorablement cliente.
Je détourne la tête pour dissimuler la moue que dessinent mes lèvres à cause de la douleur irradiant mon crâne.

Quand Tristan me dit qu’il vaudrait mieux que j’aille passer des examens à l’hôpital, j’aperçois le sourire narquois de Stéphanie et son petit regard qui me crient « tu vois, je te l’avais dit ». Il lui demande ensuite de sortir pour pouvoir m’examiner et je la regarde s’éclipser, heureuse de me laisser entre les mains de quelqu’un qui essaiera de me faire changer d’avis. Et nul doute qu’elle m’appellera ce soir pour me poser dix mille questions sur le fait que je connaisse un bel ambulancier.

Tristan se tourne de nouveau vers moi et lâche ma main pour regarder ma blessure. Je serre les dents, discrètement j’espère.

« Ne t’inquiète pas, je ne peux pas t’amener à l’hôpital contre ton gré. »

J’esquisse un sourire. Aller à l’hôpital est vraiment la dernière chose que je souhaite. Et puis quoi, je ne suis plus une enfant, c’est pas un petit coup sur la tête qui va me tuer… évidemment j’ai mal, mais ça va bien finir par passer, j’en ai vu d’autres, et en 16 ans je n’ai jamais eu à me rendre dans un hôpital.
Je sens ses doigts parcourir ma tête et je n’ai pas grand-chose d’autre à faire que de me concentrer dessus, ce qui rend la chose étrangement malaisante. Déjà que je n’étais pas très enthousiaste quand mes collègues m’ont dit qu’elles avaient appelé les secours, mais me retrouver dans cette situation devant un homme que je n’ai plus vu depuis près de 9 ans et avec lequel j’ai un certain passif, c’est… pire.

« Je déteste les hôpitaux… »

En même temps, qui aime ça ? Ce n’est pas vraiment l’endroit le plus joyeux du monde, un hôpital. Mais je ne sais pas si un jour je pourrais faire comprendre à quelqu’un à quel point je les ai en horreur, après avoir vu ce qui aurait dû être l’un des plus beaux jours de ma vie devenir le pire.

« Alors, dis-moi, pourquoi tu dors mal ? Une raison particulière ? »

Je le regarde un instant avant de rebaisser les yeux sur mes mains. Ah cette question, j’ai fait de mon mieux pour ne pas me la poser, je n’ai pas vraiment envie de savoir pourquoi je ne dors pas… ou plutôt je veux m’empêcher de mettre des mots sur ce que je sais déjà. Cette période de l’année est riche en anniversaires de mauvais souvenirs.

« J’en sais rien… peut-être que c’est l’automne qui arrive qui me déprime. Hm… je ne suis pas du genre à me poser trop de questions, tu sais. »

Je lui souris de nouveau. Des mauvais souvenirs, j’en ai quelques-uns. Celui qui me hante le plus date d’il y a à peu près 6 ans, quand j’ai tiré sur l’homme qui me harcelait… ça m’a sans doute assez marqué pour qu’il m’arrive d’en perdre le sommeil.

J’ai toujours beaucoup apprécié Tristan, c’était quelqu’un de gentil, honnête et compréhensif, enfin je peux sans doute supposer qu’il l’est toujours. Si la situation avait été différente, j’aurais sûrement pu dire que je le voyais comme un petit frère, mais bon comme on avait couché ensemble ce serait très – très – bizarre. C’était un ami à qui j’avais beaucoup tenu, quoi qu’il en soit, et c’est pourquoi je ne regrette pas autant que je le devrais d’être partie sans lui en expliquer la raison.

Il me tend la main, que je prends pour me relever et il me demande si j’ai des vertiges. Non, pour l’instant, ça n’a pas l’air. Il me fait faire quelques pas, sans me lâcher. Mais quand même, ambulancier ? Certes, ça correspond bien à sa personnalité, je l’avoue, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il fasse ce genre de travail. Tristan est un artiste, après tout.

Une question que je redoutais sans le savoir fait surface, il me demande ce que je deviens, puis me dit qu’il continue la photo en me montrant son sac, où je distingue son appareil sous le tissu. Je le regarde, son sourire me ramène des années en arrière, c’est agréable.

« C’est bien que tu continues, j’ai toujours trouvé que tu avais du talent. »

Je lui souris à mon tour. Je n’ai jamais été très généreuse en compliment à l’égard de ses photos bien que je les aimais beaucoup, mais c’est difficile de dire que ses photos étaient belles alors que celles qu’il me montrait le plus étaient des photos de moi. J’avais un peu peur qu’il me trouve prétentieuse, donnant l’air de dire qu’avec le sujet choisi, c’était évident. Mais peut-être m’aurait-il montré d’autres photos si j’avais été plus loquace, enfin bon.

« Ce que je deviens.. ? Oh tu sais, la cavale, la prison, ça prend du temps, lâché-je avec un rire. Et je travaille ici depuis quelques mois, je ne sais pas faire grand-chose d’autre que les massages je dois dire. »

Oui, je trouve que c’est une façon très délicate de lui dire que j’ai fait de la prison. Et il ne m’ait pas venu à l’esprit de lui mentir, sans doute à cause de mon mal de tête. Je m’arrête.

« Et pas de vertige. J’ai juste mal à la tête. »

Avec un peu de repos et une bonne dose de paracétamol cela passera vite.