Run ♦️ Eileen & Caleb

Malheureusement, il y a certains tournants dans la vie qu'on ne pouvait pas choisir. Alors certes j'avais plus au moins choisi de venir m'installer à New York auprès de ma soeur jumelle, mais j'aurais préféré que tout soit pareil à il y a un peu plus d'une année. Cependant, on ne pouvait pas revenir en arrière et je le savais parfaitement. Peut-être était-il temps de me reprendre en main et d'arrêter de ressasser toutes ces choses à longueur de temps. Malheureusement, il y a des jours où cela me semblait plus difficile à faire que d'autre. « Bien sur, si on ne la choisi pas, on la subi... et je ne vois pas comment on peut s'y faire si ce n'est pas volontaire. » J'acquiesçai une nouvelle fois d'un signe de tête, heureux qu'elle ait compris ce que je voulais dire sans trop poser de questions. Du moins pour le moment (a). « Mais bon, de mon côté je ne peux pas trop me plaindre. N'est-ce pas le rêve de milliers de personnes de vivre à New York? Ou même aux Etats-Unis, d'ailleurs. » Tout comme beaucoup d'américains rêvaient sûrement d'aller s'installer en dehors des USA, le fameux adage "l'herbe est plus verte ailleurs" fonctionne dans les deux sens. J'imagine que notre pays avait ses avantages comme ses inconvénients. Comme à beaucoup d'endroits.

Eileen n'avait pas poussé sa curiosité plus loin au début, mais c'était sans doute pour ne pas se faire de fausses idées. En tout cas elle avait semblé rapidement pouvoir lire dans mon jeu des non-dits. C'était d'un côté assez facile pour moi de cette manière. Après tout, je n'avais rien dis moi-même puisqu'elle l'avait deviné toute seule. « Secret défense... Comme toujours... Tu as perdu des hommes, pas vrai ? » Je déglutis, difficilement, avant de lui répondre. Bien sûr en dehors de mon meilleur ami, il y avait tous ces hommes qui n'avaient rien demandé que d'aider à arranger un conflit. Ils s'étaient engagés en toute connaissance de cause, mais personne ne devrait mourir dans ces circonstances. « La moitié de mes troupes. Et... Et Lucas. » fini-je par dire. A peu de choses près, j'avais l'impression de cracher une partie de mes poumons en prononçant ces mots. Eileen savait qui était Lucas. On était inséparables, à l'époque, depuis tout gamin. Il n'avait pas de parents militaires, mais fréquentait souvent la caserne et avait toujours admiré ces hommes en uniformes. « Dire que pour eux, même quand des soldats ne reviennent pas, c'est une mission réussie... » Je soupirai, pensant plus que jamais ces mots. C'était comme si Eileen me les enlevait de la bouche. « Au point de distribuer des promotions » terminai-je avec une grimace d'amertume.

Je venais de m'engager sur une autre pente glissante, à croire que j'avais décidé de mettre les pieds dans tous les plats qui se mettaient sur mon chemin ce soir. Cela aurait été particulièrement miraculeux que son immeuble se dresse soudainement devant nous. « Et qu'est ce que je suis ? » La question méritait d'être posée, mais je ne savais pas réellement quoi lui répondre. Je n'avais pas envie de la qualifier de simple "ex", je trouvais cela trop banal. Presque trop terne par rapport à la relation que nous avions eu. « Tu sais très bien que je n'ai pas mis très longtemps avant de succomber à ton charme » Même si j'avais joué les intouchables un certain temps, j'avais fini par céder à la tentation. Et je lui avais avoué à un moment ou à un autre ne jamais avoir été insensible à ses charmes. Et à son sale caractère, on ne va pas se mentir.

Il fallait bien avouer que les gens qui venaient visiter les Etats-Unis choisissaient souvent New York plutôt que de venir s'enterrer dans un coin de l'Alaska. A moins qu'il y ait une raison particulière pour ce choix. Encore qu'il y avait certainement plus de choses à faire et à voir à New York qu'à Denali. Sauf si on avait soif d'espaces verts. « Probablement si on adore les fourmilières. » J'eus un sourire amusé à sa réponse et haussai les épaules. C'est vrai que les personnes habitant au sein même du pays, cela pouvait être différent. Cela dépendait sans doute des caractères des gens, certains étaient faits pour vivre en ville quand d'autre ne supportaient pas de croiser des gens sur le même trottoir qu'eux.

Le décès de Lucas était devenu un sujet tabou, que je détestais aborder. Mais je n'avais pas pu cacher cette vérité longtemps à Eileen, de toute manière elle aurait sans doute fini par le savoir. Je ne savais pas si on serait amenés à se revoir, mais maintenant que j'avais la certitude qu'elle était ici, peut-être que Calia souhaiterait reprendre contact avec elle, je ne savais pas trop. « Mon dieu, je suis désolée, je ne savais pas... » Je haussai les épaules, faisant ainsi signe que cela ne m'étonnait pas vraiment. On ne se vantait que très rarement de perdre quelques-uns de ses meilleurs hommes dans une action réfléchie pendant plusieurs mois. « Ils évitent le sujet, tu sais comment ça fonctionne » répondis-je en fronçant les sourcils. Les dirigeants en tout cas. Je me faisais toujours un point d'honneur d'aller rendre visite aux familles des gars que j'avais pu perdre, si je ne pouvais pas faire l'honneur de me rendre à leurs enterrements. « J'imagine le gout amère que doit avoir ta promotion... » J'acquiesçai en me pinçant les lèvres. J'étais mal à l'aise avec cette promotion, ce n'était rien de le dire. « Je... Je préférerais retourner couper des patates pour les vingt prochaines années, mais qu'il soit toujours là » marmonnai-je avec difficultés. J'avais tellement pris l'habitude de ne pas en parler, de garder le silence lorsqu'on abordait le sujet, que c'était comme si les mots avaient l'interdiction de passer mes lèvres. « En vérité, je préférerais que ce soit lui qui soit rentré » fini-je par avouer.

C'est vrai que le temps passait pour la raccompagner, mais cela ne me dérangeait pas. J'espérais par contre qu'elle accepterait de m'offrir quelque chose à boire, entre le jogging et les dernières émotions, j'avoue avoir un peu la gorge sèche. « Tout comme moi au tien... » me répondit-elle lorsque je parlais d'avoir succomber à son charme sans problème. « Mais c'était avant. » Ouais. Que répondre à ça? Je n'en savais pas grand chose honnêtement. Je soupirai et passai une main dans mes cheveux. Il n'y avait pas grand chose à dire, je n'avais pas le droit de faire part de mes regrets maintenant, sûrement. Alors il était sans doute mieux de garder le silence. Je jetai machinalement un coup d'oeil pour voir l'heure qu'il était tout en continuant de marcher. « Ton quartier à l'air sympa » fis-je remarquer en observant les différentes bâtisses qui se dressaient devant nous.

L'armée était un monde un peu particulier, il fallait bien l'avouer. Certains utiliseraient peut-être le mot "hypocrisie" pour désigner certaines choses, notamment la manière dont sont mises en avant les réussites et les défaites de l'armée. Notamment la perte de la moitié d'une unité pour la réussite d'une mission. Il était sûrement préférable pour les gens de savoir l'avancée des choses plutôt que de compter les pertes, mais quand même. Ces gens donnaient leurs vies pour leur pays, je trouvais quelques fois un peu injuste de ne pas les nommer. « Je trouve ça nul... » Je haussai les épaules, bien que j'étais entièrement d'accord avec elle. Que pouvait-on y faire de toute manière? Pas grand chose. Cela faisait de nombreuses années que cela fonctionnait de cette manière, et avec le clown qui nous servait de président, ce n'était pas prêt de changer. Une autre chose qui n'était pas prête de changer également, c'était sans doute la culpabilité que je ressentais au fait d'être encore ici, alors que mon meilleur ami et d'autres potes non. « Ne dis pas ça, tu sais très bien que Lucas t'en voudrais de penser comme ça. On sait tous que c'est un risque quand on s'engage... On ne veut pas y penser mais toi, moi, lui, on savait que ça pouvait arriver. Maintenant tu dois vivre deux fois plus. Tu ne dois pas t'en vouloir, ce n'était pas ta faute. » Sa main s'était déposée sur mon avant-bras, dans un geste qui me semblait tellement naturel que je ne le réalisai pas tout de suite. « Peut-être que ça ne serait pas arrivé si on avait réfléchi différemment » répondis-je néanmoins, à voix basse.

Nous avions enfin atteint son quartier et ce que je devinais être son immeuble. C'était plutôt calme comme endroit, ce qui devait être appréciable j'imagine. « C'est agréable, je n'ai pas à me plaindre. » J'eus un petit sourire, glissant mes mains dans les poches de mon jeans. « C'est ici, est ce que tu veux prendre un café ou quelque chose de frais ? Je te dois bien ça. » J'avais espéré cette offre, pourtant j'hésitai quelques secondes avant de répondre par la positive. Je suivis ensuite tranquillement Eileen jusqu'à son appartement, dans lequel j'eus le droit à un rafraichissement bien mérité, il fallait bien l'avouer.